La mimésis
« L’art est une mimesis de la nature. »
Sénèque
La mimésis d'Aristote à Artaud
1. Mimesis chez Aristote : une imitation active
Aristote définit la mimesis (imitation) comme la représentation des « hommes en action ». Mais contrairement à l’épopée, qui raconte une histoire, le théâtre met directement en scène une action. La mimesis n’est pas une simple copie du réel : elle utilise à la fois des éléments linguistiques (comme les vers tragiques) et non linguistiques (décors, espace, acteurs). Elle est donc une création, une reconstitution du réel à partir de divers matériaux.
2. L’imitation dans l’esthétique classique
L’esthétique classique reprend cette idée d’imitation mais en insistant sur deux principes :
- Il faut s’inspirer du réel.
- Il faut aussi sélectionner certains éléments du réel (notamment en imitant les Anciens, qui avaient déjà opéré un choix).
Concernant le théâtre, Aristote précise que la tragédie ne cherche pas à imiter les personnages en eux-mêmes, mais bien leurs actions. Les caractères des personnages viennent après, en fonction de ce qu’ils font. Ainsi, contrairement à ce qu’affirmera plus tard le théâtre classique, la tragédie ne vise pas d’abord une analyse psychologique des personnages. La preuve : Aristote dit qu’on peut avoir une tragédie sans caractères, mais pas sans action.
3. Différencier la mimesis littéraire et la mimesis théâtrale
Aristote seul ne suffit pas à définir la spécificité du théâtre. Platon, lui, distingue deux formes d’imitation :
- La mimesis stricte : une reproduction fidèle du réel.
- Le récit, qui transforme le réel en le racontant.
Par exemple, dans une épopée, un dialogue en style direct est de la mimesis, car il restitue fidèlement les paroles des personnages. Mais un dialogue en style indirect n’en est pas, car il passe par le filtre du narrateur.
Toutefois, même un dialogue en style direct n’est pas encore totalement théâtral : ce qui fait la différence, c’est que dans le théâtre, le dialogue prend vie grâce aux acteurs et à la mise en scène. Le théâtre est donc plus qu’une simple imitation : il est aussi une incarnation physique du réel.
4. Le théâtre vise-t-il une imitation fidèle du réel ?
Le texte pose une question clé : le théâtre doit-il chercher à donner une copie exacte du réel, ou bien proposer une représentation transformée, qui exprime quelque chose à travers un langage théâtral spécifique ? Cette interrogation concerne notamment la question de l’illusion théâtrale : doit-on faire en sorte que le spectateur ait l’impression d’assister à une scène réelle, ou bien rappeler en permanence qu’il s’agit d’une mise en scène ?
5. La remise en question du dialogue par Artaud
Antonin Artaud pousse cette réflexion encore plus loin. Pour lui, le dialogue appartient au livre, pas à la scène. Il pense que le langage, tel qu’on l’utilise dans un texte écrit ou parlé, n’est pas véritablement théâtral. Il ne devient théâtre que lorsqu’il dépasse les mots et agit directement sur le spectateur, comme une incantation magique. Pour Artaud, le théâtre ne doit donc pas être une simple imitation du réel, mais une expérience qui transforme le spectateur et crée une nouvelle réalité.
Mimésis et communication théâtrale
Pour qu’il y ait une communication entre la scène et le public, il est nécessaire qu’ils partagent un code commun. Si la mimesis théâtrale n’était qu’une simple imitation du réel, alors le signe théâtral ne serait pas arbitraire (contrairement au signe linguistique), puisqu’il serait entièrement dépendant de son référent, cherchant à se confondre avec lui. Pourtant, en réalité, le signe théâtral, comme le signe linguistique, repose en partie sur une convention, donc sur une part d’arbitraire. C’est pourquoi un temps d’adaptation est souvent nécessaire lorsque de nouvelles formes théâtrales émergent : un théâtre d’« avant-garde » peut perturber le spectateur en mettant en évidence le caractère conventionnel du langage théâtral qu’il bouleverse, rappelant ainsi que le « classicisme » lui-même n’a rien de naturel.
Mais au-delà du caractère conventionnel du théâtre, une question essentielle se pose : comment doit fonctionner la communication théâtrale ? Doit-elle chercher à réduire au maximum les conventions pour donner au spectateur une illusion de transparence entre la scène et le réel ? Pour Brecht (et d’autres avant lui), cette transparence est une illusion : le théâtre est toujours un point de vue, un discours sur le réel, et il doit l’assumer. Plutôt que de masquer les conventions pour donner une impression trompeuse de réalité, il est préférable d’accentuer la « théâtralité » afin de rappeler au spectateur qu’il ne voit pas le réel, mais une représentation du réel sur laquelle il doit prendre position.
Un bon exemple est le personnage d’Arturo Ui chez Brecht. Il ne s’agit pas d’une copie fidèle d’Hitler, mais d’un personnage de théâtre construit à partir de différentes références : le véritable Hitler, le Richard III de Shakespeare, Al Capone… Arturo Ui n’est donc pas Hitler lui-même, mais un moyen pour Brecht de produire un discours sur Hitler et le totalitarisme. De même, Dom Juan chez Molière n’est pas une imitation d’un individu réel ni même d’un type humain (le séducteur), mais un outil du langage théâtral servant à véhiculer un discours sur l’amour, la religion, le libertinage ou encore les rapports sociaux. Chez Tirso de Molina, Don Juan est avant tout un moyen d’explorer un problème théologique : peut-il être trop tard pour se repentir ?
La question de la mimesis se pose aussi dans la représentation du temps au théâtre. Dans la dramaturgie classique, la règle des 24 heures vise à créer une illusion de coïncidence entre le temps représenté et le temps réel de la représentation. Pourtant, cette règle est une convention qui traduit une vision particulière du temps et de l’Histoire. Racine l’utilise parfaitement, car son théâtre met en scène des crises et non un processus de transformation. Corneille, en revanche, la vit comme une contrainte : même lorsqu’il respecte l’unité de temps, il propose une vision historique du devenir de Rome (naissance dans Horace, apogée dans Cinna, transformation dans Polyeucte).
Enfin, un personnage de théâtre ne parle jamais « naturellement » : son langage est toujours stylisé. Dans Iphigénie de Racine, Agamemnon parle-t-il comme un roi grec antique, comme un personnage d’Homère, ou comme un reflet de Louis XIV ? Comme l’écrit Diderot :
« Ce langage pompeux ne peut être employé que par des êtres inconnus et parlé par des bouches poétiques avec un temps poétique. »
Ainsi, la communication théâtrale repose sur une mimesis qui n’est jamais une simple copie du réel, mais un système de signes et de conventions qui construit un discours sur le monde.
Accepter ou refuser la mimésis?
1. Deux manières d'accepter la mimesis
Parmi les dramaturgies qui considèrent que le théâtre est une imitation du réel, on peut distinguer deux grandes approches :
-
Les dramaturgies illusionnistes : elles cherchent à reproduire le réel de manière fidèle, en créant une illusion qui donne au spectateur l’impression d’assister à une réalité presque identique à la sienne.
-
Les dramaturgies réflexives : elles reconnaissent que la représentation théâtrale n’est jamais une copie directe du réel, mais qu’elle passe forcément par des filtres :
- Ceux des créateurs (auteur, metteur en scène, décorateurs, acteurs...).
- Ceux des spectateurs, qui interprètent la pièce en fonction de leur époque, de leur culture, de leur classe sociale, etc.
Ainsi, une même pièce ne sera jamais perçue de la même façon selon le contexte dans lequel elle est jouée. L’imitation du réel au théâtre est donc variable et dépendante de multiples facteurs.
2. Artaud : un rejet radical de la mimesis
Contrairement à ces deux approches, Antonin Artaud refuse totalement la notion de mimesis. Pour lui, le théâtre ne doit être ni une représentation du réel, ni une imitation illusionniste. Il affirme :
« Le théâtre doit être le double non pas de la réalité quotidienne, mais d'une autre réalité, plus profonde et plus dangereuse. »
Artaud compare le théâtre à l’alchimie et à la peste : il ne doit pas être une simple reproduction de la vie, mais une expérience qui transforme profondément le spectateur. Il considère que :
- Le théâtre n’est pas une imitation d’un événement, il est un événement en lui-même.
- Il ne se contente pas de représenter la vie, il est une manière de vivre.
- Il doit aller au-delà du langage, en utilisant les corps, l’espace et l’énergie pour provoquer une révélation.
Artaud s’inspire notamment du théâtre balinais, où le jeu des acteurs ne cherche pas à "imiter" mais à évoquer des forces mystiques et provoquer une réaction chez le spectateur.
3. L’héritage d’Artaud dans le théâtre contemporain
Sa vision radicale a influencé plusieurs formes théâtrales modernes, notamment :
- Le happening : performances où l’événement en lui-même est plus important que sa signification ou son esthétique. Le but est de faire vivre une expérience unique aux spectateurs.
- Le Living Theater : troupe qui a tenté de réconcilier Artaud et Brecht, en mêlant expérimentation sensorielle et engagement politique.
- Le Théâtre-laboratoire de Grotowski : qui pousse l’acteur à une forme d’ascèse, entre mysticisme et psychothérapie, où le spectateur est impliqué dans une expérience immersive et transformatrice.
Créez votre propre site internet avec Webador