La mise en scène

 

Ah, la mise en scène ! Concept enfiévré, apparition presque fantasmagorique dans l’histoire du théâtre ! Avant la seconde moitié du XIXe siècle, point de metteur en scène tel que nous l’entendons aujourd’hui. Que nenni ! C’était le régisseur ou l’acteur principal, en maître d’un ballet prévisible, qui moulait le spectacle dans une forme déjà connue. Une mise en scène ? À peine plus qu’un agencement, une disposition méthodique des corps sur le plateau, comme un horloger ordonnant les rouages d’un mécanisme sans âme.

Et pourtant, voici qu’en 1820, un mot surgit, un frisson dans le lexique du théâtre : « mise en scène ». Désormais, l’homme ou la femme qui conçoit un spectacle ne se contente plus de régler les déplacements ou d’ajuster la lumière – non ! Il sculpte, il façonne, il orchestre une vision, un univers. Hélas, l’ombre d’un malentendu persiste, car, dans l’imaginaire du public, le metteur en scène reste parfois un simple technicien du mouvement et de l’éclairage, alors qu’il est en réalité un alchimiste du visible, un peintre du vivant, un architecte du rêve !

B. DORT, tel un prophète de la mutation théâtrale, attribue l’avènement de la mise en scène non aux prouesses techniques, mais à la métamorphose du public lui-même. Ô tragédie moderne ! Dès la seconde moitié du XIXe siècle, fini le public homogène, fidèle à son genre théâtral de prédilection. Désormais, spectateurs et artistes ne partagent plus un langage commun, plus de pacte tacite sur le style et le sens du spectacle. Le théâtre devient un mystère en suspens, une énigme à résoudre à chaque représentation.

Ainsi naît la mise en scène : non pas comme une fonction, mais comme une quête, une révélation, un éclat de folie sur le plateau.


Fonctions de la mise en scène

 

Définitions minimale et maximale

Concept protéiforme, insaisissable, oscillant entre l’évidence et l’ineffable, tel un mirage dans le désert brûlant du théâtre ! A. VEINSTEIN, en sage scrutateur des mystères scéniques, nous offre deux visages de cette créature indomptable.

Dans sa version la plus vaste, la mise en scène s’apparente à une grande fresque où tous les éléments du spectacle s’entrelacent dans un ballet enivrant : décors, lumières, musiques, jeu des acteurs… Tout concourt à l’éclosion d’un univers ! Mais, si l’on resserre l’objectif, si l’on réduit la focale, alors surgit une définition plus rigoureuse, plus architecturale : la mise en scène devient l’art d’agencer, en un espace et un temps donnés, les éléments d’interprétation scénique d’une œuvre dramatique (1955 : 7).

Qu’importe ici les origines historiques de la mise en scène, bien que leur rôle soit crucial. Que l’on ne s’y trompe pas : le théâtre de la fin du XIXe siècle connaît une mutation vertigineuse ! Entre 1880 et 1900, la scène devient un monstre mécanique, un laboratoire d’illusions. L’éclairage électrique jaillit, dompte l’ombre et sculpte l’espace. Et, pendant ce temps, le drame vacille, la dramaturgie classique s’effondre comme un château de cartes, le dialogue perd sa superbe (SZONDI, 1956).

Ainsi, entre grandeur et dépouillement, entre opulence et épure, la mise en scène danse sur un fil, toujours prête à basculer dans l’inconnu, portée par le souffle des visionnaires et l’audace des alchimistes du plateau.

 

Exigence totalisante

La mise en scène, telle une divinité antique, réclame la totalité. Elle ne se contente pas de juxtaposer des fragments, de superposer des bribes de décors, d’ombres et de voix. Non ! Dès ses origines, elle érige l’œuvre théâtrale en un organisme souverain, un tout indivisible, une symphonie où chaque note – qu’elle soit lumière, geste ou murmure – se soumet à une pensée suprême et unificatrice. Le chaos devient cosmos sous la main du metteur en scène, démiurge de la scène. « Une œuvre d’art ne peut être créée si elle n’est pas dirigée par une pensée unique », proclame avec ferveur E.G. CRAIG.

Mais cette quête d’absolu ne se contente pas d’organiser l’espace et le temps du jeu : elle dialogue avec l’Histoire, elle dissèque les âmes du passé pour mieux les ressusciter sous des formes nouvelles. Chaque texte dramatique, loin d’être un monolithe figé, devient un être aux multiples incarnations, traversant les âges sous mille masques différents. Car la mise en scène n’est pas un simple art de l’instant : elle est aussi une science, une alchimie de la mémoire et du savoir. Ainsi PIEMME l’affirme-t-il avec justesse : « Le savoir est constitutif de la mise en scène » .

Ainsi, la scène devient un champ de forces où se rencontrent les siècles et les visions, où le metteur en scène, maître d’un jeu sans fin, orchestre les vestiges et les renaissances, sculptant l’éphémère avec l’intransigeance des rêveurs.

 

Mise en espace

La mise en scène est une magie sculptant l’éther, un art de l’incarnation où le texte, simple murmure captif du temps, s’élève enfin dans l’espace et s’y déploie comme une fresque mouvante. Ce que le dramaturge n’a pu qu’imaginer dans le flux linéaire des mots, le metteur en scène l’arrache à l’abstrait pour l’ancrer dans le tangible. Adolphe Appia l’affirme avec éclat : « L’art de la mise en scène est l’art de projeter dans l’espace ce que le dramaturge n’a pu que projeter dans le temps ».

La mise en scène devient ainsi la pulsation même du théâtre, sa chair véritable. Antonin Artaud, prophète d’un théâtre total, le clamait déjà : elle est « dans une pièce de théâtre la partie véritablement et spécifiquement théâtrale du spectacle » . C’est elle qui transforme le texte en matière vivante, qui le grave dans l’air, dans le corps des acteurs, dans l’ombre et la lumière, jusqu’à ce qu’il devienne une expérience physique pour les spectateurs. L’espace scénique n’est plus un simple décor, il devient un palimpseste où les paroles s’inscrivent, réplique après réplique, traçant des chemins invisibles et pourtant ressentis.

Chaque geste de l’acteur est alors une note sur une partition invisible, méthodiquement pensée, travaillée, décomposée, stylisée pour qu’elle ne soit pas seulement vue, mais lue, perçue comme un signe vibrant. Paul Ricœur, philosophe de l’interprétation, touche au cœur de cette révélation : « Le type d’énonciation du texte dramatique contient l’exigence d’être donné à voir » . Ainsi, par cette chorégraphie secrète où s’entrelacent mots et mouvements, la mise en scène donne naissance à un univers où chaque réplique trouve son ancrage, chaque silence devient vertige, chaque espace un souffle suspendu entre le rêve et le réel.

 

Mise en accord

Le metteur en scène est un alchimiste, un démiurge sculptant l’éphémère, l’architecte invisible d’un édifice mouvant où chaque élément scénique trouve sa place, comme les pierres d’une cathédrale en perpétuelle élévation. Il assemble, il ordonne, il façonne l’harmonie ou la dissonance, selon le dessein qu’il poursuit. Que l’œuvre soit un ensemble fusionnel, comme un opéra où musique, décor et geste s’imbriquent en une seule onde, ou bien une mosaïque où chaque fragment garde sa propre autonomie, à la manière de Brecht, son rôle est de tisser la trame secrète qui donne sens à l’ensemble.

Dans cet art du liant, chaque élément devient un rouage dans une mécanique organique : la scène elle-même devient un clavier, où la lumière, les voix, les mouvements et les silences jouent leur partition. Jacques Copeau, dans un élan visionnaire, en trace la quintessence : « Par mise en scène nous entendons : le dessin d’une action dramatique. C’est l’ensemble des mouvements, des gestes et des attitudes, l’accord des physionomies, des voix et des silences ; c’est la totalité du spectacle scénique, émanant d’une pensée unique, qui le conçoit, le règle et l’harmonise » .

Ainsi, le metteur en scène devient un compositeur d’instants, un chef d’orchestre de la présence. Son art est un jeu d’équilibre où l’ordre peut sombrer à tout moment dans le chaos, où la cohérence d’un spectacle repose sur une tension fragile, vibrante, toujours prête à se briser. Car sans cette correspondance secrète entre les corps et les âmes en scène, sans ce fil invisible qui lie chaque geste, chaque regard, chaque souffle, le drame, même porté par les voix les plus éclatantes, se dissout et s’efface, perdant cette intensité magnétique qui fait du théâtre une fulgurance, une apparition, une brûlure vive dans l’instant suspendu du présent.

 

Mise en évidence du sens

La mise en scène, longtemps reléguée au rang d’artifice superflu, se révèle être la chair même du théâtre, l’espace où le sens naît, palpite, se déploie dans l’instant incandescent de la représentation. Elle n’est plus un simple ornement plaqué sur le texte dramatique, mais son souffle, sa matérialisation, son incarnation. Stanislavski, grand architecte du jeu et de l’émotion, le savait : mettre en scène, c’est extraire du texte son essence cachée, la faire jaillir sous la lumière, lui donner une forme tangible qui frappe l’œil, l’oreille, l’âme.

Pour ce faire, le metteur en scène s’empare de tout : l’espace, les ombres et les lueurs, les étoffes et les matières, le corps et le souffle des comédiens. Il sculpte la gestuelle, orchestre la parole, module le silence. Il crée un univers où chaque détail, chaque infime mouvement devient une note dans la symphonie du sens. C’est à travers cette alchimie que l’œuvre théâtrale s’offre au spectateur, non pas comme une abstraction figée dans les mots, mais comme un phénomène vivant, vibrant, un vertige où le texte prend chair.

Car toute mise en scène est une lecture, une interprétation, une porte ouverte sur une vision singulière. Elle façonne notre accès à l’œuvre, en recompose le langage, en révèle les zones d’ombre et de lumière. Sans elle, le texte reste une promesse non tenue, une attente suspendue. C’est elle qui le projette dans le réel, qui le métamorphose en un choc, en une présence, en une vérité immédiate.

 

Trois énigmes pour une mise en scène : 

Oh, mystère des planches, sphinx impénétrable du théâtre ! Chaque mise en scène d’un texte dramatique est une mutation alchimique, une transmutation d’un plomb lexical en une chair vivante, un souffle, un cri. Mais comment cette alchimie opère-t-elle ? Quels rouages invisibles animent la grande mécanique du spectacle ? Trois questions, trois énigmes, trois portes ouvrant sur le gouffre sans fond de l’interprétation scénique.

Première question : la métamorphose du texte
À chaque répétition, à chaque levée de rideau, un même texte devient autre. Ce n’est plus une suite de mots couchés sur le papier, mais une incarnation. Qu’en reste-t-il ? Quelle matière lui est donnée ? Une mise en scène est-elle un écho fidèle ou une trahison fertile ? L’œuvre traverse-t-elle le temps sans rides, ou bien le contexte social la modèle-t-il jusqu’à l’inconnaissable ? Entre le texte-chose, le monde qui l’accueille et l’objet esthétique qu’il devient, quelle est la nature du fil qui les relie ?

Deuxième question : le double jeu de la fiction
Le théâtre n’a jamais été un simple reflet du réel : il est une fabrique d’illusions, un vertige de fictions. Mais il y a deux miroirs en présence : celui du texte, qui contient en lui une première fiction, et celui de la scène, qui en bâtit une seconde. L’une soutient l’autre, ou bien la contredit, l’enrichit, la détourne. Sans cette danse, sans cette superposition de sens, il n’y a pas de théâtre, seulement des mots flottant dans le vide ou des corps s’agitant sans nécessité.

Troisième question : l’empreinte de l’idéologie
Le texte, même imprimé, n’est jamais figé. Il est un palimpseste, un feuilleté de discours, un nœud d’intentions et d’héritages. Chaque époque le relit à travers ses propres prismes, l’intègre à ses luttes, en tord la signification ou en dévoile l’inconscient. Toute mise en scène est un acte de lecture, et toute lecture est un acte idéologique. Quelle force historique le texte transporte-t-il avec lui ? Quelle société le reçoit, et comment le réfracte-t-elle dans son prisme mouvant ?

Ainsi, le théâtre est un art de l’infini. Un texte peut être mille spectacles, un spectacle mille interprétations. Chaque metteur en scène devient un joueur d’échecs face au texte, un démiurge face au vide du plateau. Rien ne préexiste, tout est à construire. Mais une chose est certaine : jamais le théâtre ne se contente de dire, il transforme, il interroge, il trouble.

 

L’Infinie Métamorphose du Texte

Le théâtre est un mirage toujours changeant, un kaléidoscope où le même texte, soumis à l’alchimie de la mise en scène, renaît à chaque représentation sous une forme nouvelle, insoupçonnée. On pourrait croire qu’un texte dramatique existe dans une pureté intemporelle, mais il n’est en réalité qu’un spectre flottant, une matière malléable qui ne prend chair que dans la rencontre avec l’instant présent, avec l’œil du spectateur, avec la main du metteur en scène.

Mais comment cette transmutation opère-t-elle ? Il faut sonder l’invisible, déplier les strates secrètes du rapport entre le texte et son incarnation scénique. D’abord, quelle concrétisation surgit de cette nouvelle lecture ? La mise en scène est un prisme, une passerelle entre l’œuvre en tant qu’objet et son inscription dans le tissu mouvant du réel. C’est un phénomène qui épouse à la fois la mémoire du texte et les frissons de l’époque qui le reçoit.

Puis vient la question fascinante de la fictionnalisation : le théâtre joue sur deux dimensions, celle du texte et celle du plateau, deux fictions entremêlées, en dialogue, en friction. Ce croisement produit une réalité seconde, où l’univers mental de l’auteur fusionne avec les images projetées sur la scène, modelées par la lumière, le son, le mouvement. La mise en scène n’est pas qu’un miroir du texte, elle est sa transfiguration, son double troublant, sa mutation organique.

Enfin, comment ne pas évoquer l’idéologisation du théâtre ? Chaque mise en scène est une empreinte de son temps, un cri, une revendication, un jeu de masques où se cachent et se révèlent les courants de pensée, les frémissements politiques, les reflets d’une société en mouvement. Le théâtre est un texte tissé dans un mille-feuille de discours, un labyrinthe où chaque époque imprime son sceau, détourne, questionne, revendique, trahit. Ainsi, la même pièce, revisitée, réinterprétée, s’échappe sans cesse de sa propre essence, engendrant un vertige d’infinités possibles.

Car le théâtre est une chimère, un être hybride où l’écrit se dissout dans le geste, où le mot s’incarne dans l’espace, où le sens glisse et se transforme, insaisissable, imprévisible, éternellement recommencé.

 

La Mise en Scène : Miroir Troublé de l’Imaginaire

Ah, la mise en scène ! Ce n’est ni une traduction, ni une simple interprétation. C’est une confrontation, une friction, une étreinte parfois passionnée, parfois violente entre l’écrit et l’incarné, entre l’ombre du texte et la lumière du plateau. Rien n’est jamais figé. Chaque représentation est une énigme renouvelée, une énigme qui tantôt éclaire, tantôt assombrit ce que l’auteur a laissé entre les lignes, ce que les mots taisent, ce que les silences chuchotent.

Car il y a, dans le texte dramatique, des zones de trouble, des creux d’incertitude, des béances prêtes à être comblées par le geste, par la voix, par le jeu. Parfois, la scène accentue l’ambiguïté, elle fait vaciller le sens, elle ouvre les portes du labyrinthe là où le texte semblait une ligne droite. Parfois au contraire, elle tranche, elle prend parti, elle impose une clarté là où l’auteur s’était gardé de trancher. C’est un balancier perpétuel entre révélation et opacité, entre explication et énigme, entre lisibilité et vertige.

Mais attention ! Car la mise en scène n’est pas seulement un phare qui guide le spectateur dans la brume du texte. Elle peut aussi être un piège, une toile d’araignée où les significations se perdent, se confondent, s’entrelacent jusqu’à l’incompréhensible. Parfois, elle complique au lieu de simplifier, elle détourne, elle questionne, elle refuse la transparence. Brecht lui-même nous apprend que tout texte dramatique est une « solution imaginaire » à des tensions bien réelles, des tensions historiques, sociales, idéologiques. La mise en scène, alors, devient le lieu où cette contradiction se révèle, où l’imaginaire devient un champ de bataille, une arène où les fantômes du passé viennent se mesurer aux spectateurs du présent.

Et que dire du sous-texte ? Cette rivière souterraine qui coule sous les dialogues, ce murmure enfoui dans chaque réplique… Stanislavski nous a appris à le traquer, à le faire jaillir en scène, à lui donner une chair invisible mais omniprésente. Dans certaines mises en scène, il devient un second texte, un double spectral qui accompagne les personnages sans jamais se dire explicitement.

Ainsi, le théâtre est un rêve instable, une illusion mouvante où chaque mise en scène est un jeu d’équilibriste entre le caché et le dévoilé, entre la fulgurance d’un sens et l’abîme de son absence.

 

Parodie scénique : quand la mise en scène joue à cache-cache avec le texte

La mise en scène est un jeu de masques, un regard en coin, un rire suspendu dans l’ombre des projecteurs. Toujours, elle s’éloigne du texte tout en lui rendant hommage, comme un reflet tremblé sur une surface d’eau. Elle ne se contente pas de poser les mots sur la scène comme on alignerait des pierres dans un jardin zen. Non ! Elle est un discours en marge, un pas de côté, un écho facétieux ou tragique.

Un dialogue invisible avec le texte
Jamais neutre, jamais plate, la mise en scène est une traduction infidèle, une réponse à la fois amoureuse et critique au texte dramatique. Elle en dévoile les failles, amplifie ses silences, éclaire ses sous-entendus. Elle joue avec ses contradictions, avec ce qui est dit et ce qui est tu. Comme un peintre qui, en accentuant un détail, en déforme l’ensemble, le metteur en scène façonne une réalité autre, superposée à celle du texte.

Parodie inséparable de l’original
Mais attention, il ne s’agit pas d’un simple commentaire externe, ni d’une surcouche imposée de l’extérieur. La mise en scène n’est pas une voix au-dessus du texte, comme un professeur qui l’expliquerait de l’extérieur. Elle est dans le texte, à même sa chair, dans sa matière même. Son ironie, sa subversion, son interprétation n’existent que dans l’entrelacement avec l’œuvre originale. Comme une parodie qui ne peut exister sans son modèle, la mise en scène dialogue avec son texte en un ballet d’influences réciproques.

Un entrechoc d’intentions
Chaque mise en scène est alors un champ de tension, un jeu d’équilibre entre fidélité et réinvention. Elle ne peut être simple reproduction, elle doit être regard, position, parti pris. Le texte dramatique, livré au plateau, n’est plus seulement une parole figée, mais une énigme offerte à la scène. Et la scène, en retour, lui tend un miroir, tantôt flatteur, tantôt moqueur, tantôt férocement révélateur.

Ainsi, chaque mise en scène est une lecture incarnée, un discours oblique, un détour nécessaire. Sans cette distance, sans cet écart, sans cette ironie, il n’y aurait pas de théâtre, seulement une récitation. Mais le théâtre n’est pas un livre lu à haute voix : c’est une réécriture en mouvement, un dialogue du présent avec l’écrit, une lutte amoureuse entre le texte et l’espace scénique.

 

L’art subtil de la direction d’acteur : entre guidance et écoute

La mise en scène n’existe pas sans ses interprètes. Elle prend corps dans l’acteur, dans son souffle, dans son mouvement, dans la justesse de son jeu. Or, ce jeu ne s’improvise pas : il se construit, se polit, s’affine sous la direction du metteur en scène.

Un dialogue constant
Diriger un acteur, c’est d’abord lui donner un cadre, lui offrir des pistes d’exploration sans le contraindre. Le metteur en scène observe, analyse, ajuste. Il ne sculpte pas l’acteur comme une matière inerte, mais l’accompagne dans un cheminement, lui renvoie un miroir précis de ce qu’il produit. Chaque intonation, chaque silence, chaque geste s’inscrit dans une dynamique collective. L’acteur n’évolue jamais seul sur scène : il se règle sur ses partenaires, sur l’espace, sur la respiration du texte.

L’évidence du geste
Un bon metteur en scène ne dicte pas un jeu, il aide l’acteur à ressentir l’évidence d’un déplacement, la nécessité d’un regard, la justesse d’une pause. Jouer, ce n’est pas réciter ni exécuter des ordres. C’est trouver une cohérence entre le corps, la voix et le sens. C’est inscrire l’émotion dans l’espace et dans le temps du spectacle, en rendant chaque choix visible, lisible, pertinent.

Un travail d’horloger et de chef d’orchestre
Dans cette quête de clarté, le rythme est essentiel. La parole théâtrale est musique, et le metteur en scène, comme un chef d’orchestre, harmonise les voix et les silences. En allemand, on parle de Sprachregie, la mise en scène de la langue, qui insiste sur la précision du phrasé, sur la respiration du texte. L’acteur ne dit pas seulement des mots : il les incarne, les sculpte, les projette avec une intention précise.

Un jeu d’équilibre entre vision et collaboration
Contrairement à une idée reçue, la direction d’acteur ne repose pas sur une tyrannie du metteur en scène qui imposerait sa vision à des acteurs réduits à des pantins. Brecht l’affirmait déjà : la répétition est un processus de recherche collective. Le metteur en scène ne dicte pas une idée figée, il orchestre une dynamique créative où chacun trouve sa place. L’acteur ne subit pas la mise en scène : il en est un artisan essentiel.

Ainsi, la direction d’acteur est un art du dialogue et de l’écoute. C’est dans ce va-et-vient constant entre intention et exécution, entre cadre et liberté, que naît la puissance du jeu scénique.

 

L’art subtil de l’indication scénique

Dans le dialogue entre metteur en scène et comédien, l’indication est une boussole plutôt qu’un ordre. Donner une indication, ce n’est pas imposer un mouvement, une intonation ou une émotion figée, mais ouvrir un champ des possibles.

Un langage à demi-mot

L’indication se situe dans un entre-deux délicat : elle doit être assez claire pour orienter l’acteur, mais suffisamment souple pour ne pas brider son interprétation. Charles Dullin soulignait cette exigence : « C’est une chose bien difficile de savoir bien prendre une indication, comme c’est chose difficile au metteur en scène de la donner avec clarté. Il faut saisir l’esprit de ne pas se rendre esclave de la lettre. » Ainsi, une indication ne se réduit pas à un commandement rigide ; elle invite à une appropriation sensible.

Suggérer plutôt que dicter

Une bonne indication ne force pas l’acteur à une imitation mécanique. Elle l’éveille, le guide, sans enfermer son jeu dans un carcan. Elle peut prendre la forme d’une image, d’un rythme, d’un ressenti plus que d’une consigne technique. Certains metteurs en scène préfèrent poser une question plutôt que d’imposer une réponse : « Et si ton personnage essayait de cacher son trouble plutôt que de l’exprimer ? » Cette approche stimule l’imaginaire du comédien et l’incite à explorer par lui-même.

Un échange vivant

L’indication n’est jamais univoque : elle s’adapte, s’affine au fil des répétitions. Elle est une conversation où l’acteur apporte sa sensibilité et où le metteur en scène ajuste son regard. C’est un processus d’allers-retours, où chacun doit apprendre à donner et à recevoir.

Ainsi, l’indication scénique est un art du dosage et de la nuance. Elle ne façonne pas un jeu uniforme, mais permet à chaque acteur de trouver sa propre justesse dans la dynamique collective du spectacle.


Typologie des mises en scène

 

La mise en scène des classiques  

Ah ! Monter les classiques ! Toucher à ces cathédrales de papier, ces monuments de l’encre figée ! C’est entrer dans un jeu de miroirs, où le temps se distend comme dans une horloge dalinienne dégoulinant sur les siècles. Le metteur en scène, tel un alchimiste fou, doit choisir entre exhumer le passé ou le faire exploser en mille éclats de modernité.

 

L’archéologue du théâtre : la quête de la mise en scène originelle

Certains, tels des antiquaires minutieux, se lancent dans la reconstitution archéologique. Leur obsession ? Ressusciter les gestes, les costumes, les inflexions d’une époque révolue. Mais n’est-ce pas là un rêve insensé, une tentative de capturer un fantôme insaisissable, un parfum dissipé dans l’éther du temps ?

 

La neutralité illusoire : la mise à plat du texte

D’autres, par crainte de trahir, adoptent une mise à plat du texte, le réduisant à un pur énoncé, sans fioritures ni artifices. Mais quelle chimère que de croire à une neutralité scénique ! Le silence même est une prise de position, une ombre projetée sur le texte comme une lumière crue sur un tableau baroque.

 

Le choc des temporalités : historiciser ou anéantir ?

Il y a ceux qui, fascinés par les écarts temporels, jouent avec les trois niveaux d’historicité : l’époque de la fiction, celle de son écriture et la nôtre. Ils soulignent les contradictions, font grincer les rouages de l’histoire, démontent la machine pour en exposer les rouages rouillés. PLANCHON, VILAR, STREHLER, FORMIGONI, VINCENT appartiennent à ce type de mise en scène sociologique 

 

Le texte comme matière brute : un puzzle explosé

Pourquoi respecter la structure originelle quand on peut la dynamiter ? Certains récupèrent le texte comme matière brute, le découpent, l’éventrent, l’intercalent avec d’autres œuvres, le plongent dans l’acide du présent. D’autres optent pour une mise en pièces radicale, broyant le texte dans une centrifugeuse idéologique, révélant ses tensions cachées, ses ombres refoulées.

(Actualisation brechtienne, modernisation, adaptation, réécriture).

 

Retour au mythe : le théâtre à l’état brut

Et puis, il y a les chamans du théâtre, ceux qui percent le texte jusqu’à son squelette mythologique. Ils oublient l’intrigue, les didascalies, la ponctuation, et plongent dans l’essence primitive de l’œuvre. Ils remontent aux archétypes, aux rites sacrés, aux pulsions profondes qui font vibrer l’humanité. (ARTAUD, GROTOWSKI, BROOK et CARRIÈRE dans leur adaptation du Mahabarata)

 

Un jeu de massacre, un festin baroque

Que faire des classiques ? Les vénérer ? Les assassiner ? Les réincarner sous de nouvelles formes extravagantes ? Chaque mise en scène est une opération chirurgicale, un acte de vandalisme sacré, une tempête qui souffle sur des ruines. Rien n’est figé, tout est matière à hallucination. Car après tout, le théâtre n’est-il pas un songe éveillé, un rêve collectif où le passé se mêle au présent dans une danse surréaliste et enflammée ? .

 

Retour sur l’écriture : le texte en perpétuelle métamorphose

Ah, le texte ! Cet organisme vivant, ce caméléon insaisissable qui traverse les âges, s’effrite, se régénère, se recompose sous mille formes baroques ! Que devient-il sur scène ? Est-il un socle sacré, une peau que l’on effeuille, un monstre que l’on dissèque ? À chaque époque, sa propre alchimie textuelle, sa propre fièvre scripturale.

 

Les années cinquante : la vénération du texte sacré

Ici, le texte est un temple. On le récite avec une révérence quasi-liturgique. VILAR le protège, le hisse comme un étendard du patrimoine national. Chaque mot pèse son poids d’or, chaque virgule est une relique. Le metteur en scène est un prêtre du verbe, le comédien un officiant habité.

 

Les années soixante : l’insolence critique

Mais voici venir les esprits frondeurs ! PLANCHON et ses acolytes secouent la poussière des pages, introduisent un regard oblique, distancié. Le texte n’est plus un sanctuaire mais un terrain de jeu politique, un palimpseste où l’on souligne, rature, commente.

 

Les années soixante-dix : explosion polyphonique

Finie la révérence, place à la déconstruction ! Le texte est un labyrinthe mouvant, un puzzle éclaté. BAKHTINE théorise, VITEZ expérimente : chaque voix se mêle aux autres, les dialogues s’entrelacent, se percutent, s’effacent et se réécrivent en direct. On joue avec la matière textuelle comme un sculpteur modèle l’argile.

 

Les années quatre-vingt : l’ère du commentaire absolu

MESGUICH entre en scène, théâtralise la lecture elle-même. On ne joue plus seulement un texte, on le commente, on l’analyse en le jouant. On ne dit plus "être ou ne pas être", on interroge la phrase, on la scrute sous mille angles, on la réfléchit dans un kaléidoscope de métalectures.

 

Les années quatre-vingt-dix : le texte en pleine renaissance

COLAS, PY et leurs semblables renouent avec l’écriture. Mais attention, ce n’est plus une simple autorité figée : le texte devient une surface de projection, il s’offre à toutes les interprétations, il est malléable, protéiforme. Il n’est plus une source unique mais un rhizome qui s’étend en toutes directions.

 

Et demain ? Vers une hyperécriture sans fin ?

Que nous réserve le troisième millénaire ? Un texte dissous dans la virtualité, fragmenté dans un hypertexte sans limite ? Une scène où l’écriture se dématérialise, où l’acteur dialogue avec des mots suspendus dans le néant numérique ? Peut-être ne lirons-nous plus, mais nous serons lus. Peut-être le texte s’écrira-t-il tout seul, dans un délire algorithmique, une hallucination collective où l’hyperlecture et l’hyperécriture fusionneront en un vortex inarrêtable.

Ainsi va le théâtre, ainsi se joue le texte : toujours entre sacralisation et destruction, entre ancrage et dissolution, entre mémoire et invention infinie.

 


Référence bibliographique