La performance au théâtre
"Le théâtre post-dramatique n’est plus un lieu de narration, mais un espace d’expérimentation où l’action cède le pas à l’évocation, où le spectacle devient une réflexion sur le processus même de la représentation."
De l'action :la performance contre la dramaturgie ?
C'est le principe du drame qui, avec l'action, se trouve atteint. Ce qui meut depuis l'origine le drame, la "grande action" des Grecs organisée en fable, dont on repère encore la puissance fondatrice chez Brecht, s'est etriqué voire effondré.Le processus commence avec la crise du drame, à la fin du XIXe siècle, dont il constitue un des signaux majeurs. L'action se délite, s'émiette en micro-actions.Frappée de paralysie et d'impossibilité, elle va donner naissance au XXe siècle à de paradoxales dramaturgies de la non-action, dont le degré le plus bas d'étiage est atteint avec Beckett.
Ces dramaturgies de la non- action sont encore des dramaturgies.
Elles organisent la non-action comme les dramaturgies du passé organisaient l'action.
Le vrai défi arrive quand le théâtre s’éloigne totalement de l’idée de l’action, notamment dans des performances où l’on ne cherche plus à représenter des événements mais à montrer des mouvements ou des actions purement visuelles, comme dans la danse ou la performance. Ce type de théâtre a pour but de proposer une expérience directe au spectateur, où l’œuvre se fait en même temps qu’elle est vécue, sans chercher à raconter une histoire ou à suivre un drame.
"La parole n'est qu'un leurre. C'est le silence qui donne son poids au théâtre."
Samuel Beckett
Dans le théâtre contemporain, l’idée de "performance" cherche à effacer la frontière entre l’art et la vie.
Ce concept trouve ses racines dans des événements comme celui organisé par John Cage en 1952, appelé "L'événement sans titre" ou Untitled Event, au Black Mountain College.
Lors de cet événement, différents types d'art se sont mêlés : de la musique composée par Cage, de la danse improvisée par Cunningham, des lectures, des films, et des œuvres visuelles de Rauschenberg.
Cage a voulu montrer qu’il ne devait pas y avoir de "relation causale" entre ces éléments, c’est-à-dire qu’ils n’étaient pas censés se relier de manière logique ou traditionnelle. Ce qui se passait pendant l’événement devait se vivre dans l’esprit du spectateur, qui devenait ainsi acteur de l’œuvre.
Untitled Event, est une intervention artistique datant de 1952 et créée par John Cage. Cet événement est souvent considéré comme le premier Happening.
Cage cherchait à ce que l’œuvre prenne forme à travers l’expérience du spectateur, plutôt que d’être simplement un spectacle à regarder. Il voulait abolir la séparation entre l’art et la vie, en privilégiant l’expérience vécue plutôt que l’art classique. Cette approche a influencé le théâtre, qui a cherché à offrir une expérience plus immédiate et moins narrative, parfois sans texte ni histoire à raconter. Cette valeur conférée à l'expérience spectatoriale vise à abolir la frontière entre l'art et la vie, voire à abolir l'art au bénéfice de l'expérience vécue, comme le prôneront aussi, peu après, les situationnistes. L'art, dit Cage, devrait être “une action dans la vie”.
Cela remet en question la notion de "mimèsis" en théâtre, c'est-à-dire l’idée que les actions sur scène doivent représenter quelque chose de réel ou d’imaginaire. Si les danseurs ou les performeurs ne jouent plus de rôles mais accomplissent simplement des gestes, on perd ce lien avec la mimèsis. Dans ces formes de théâtre "postdramatique" ou "adramatique", la dramaturgie classique (qui organise l’action et le texte) n’existe plus de la même manière. Mais la dramaturgie au sens 2 (voir Dramaturgie), qui se concentre sur l’expérience du spectateur, reste présente, même sans texte ou récit traditionnel.
Qu'est ce que la performance ?
La notion de performance se déploie sur deux acceptions principales, souvent en tension : la performance au sens large, ancrée dans le théâtre et les arts de la scène, et la performance au sens restreint, issue des arts plastiques. Ces deux pôles, qui partagent des croisements, des divergences et une genèse commune, invitent à une réflexion sur leurs spécificités et leurs interactions.
La performance au sens large : une composante inhérente au théâtre
Dans cette acception, proche de l’usage anglo-saxon des performing arts, la performance désigne l’acte théâtral dans son immédiateté et son incarnation, indépendamment de la préexistence d’un texte. Cette vision est élargie par Richard Schechner, qui inclut dans son analyse des rituels, des jeux, et même des événements sportifs, révélant ainsi une dimension anthropologique et culturelle.
“Le théâtre est d'abord un spectacle, une performance éphémère, la prestation de comédiens devant des spectateurs qui regardent, un travail corporel, un exercice vocal et gestuel adressés, le plus souvent dans un lieu particulier et dans un décor particulier. En cela, il n'est pas nécessairement lié à un texte préalablement écrit, et ne donne pas nécessairement lieu à la publication d'un écrit.”
C'est par ces lignes que Christian Biet et Christophe Triau ouvrent leur livre-somme, Qu’est-ce que ie théâtre?
La performance au sens restreint : un art né des avant-gardes
Au sens restreint, la performance se cristallise autour des années 1960-1970, portée par des artistes issus des arts plastiques, comme évoqué par RoseLee Goldberg. Ces artistes produisent des actes vivants, souvent dans des lieux d’exposition, en réaction contre un art perçu comme figé ou muséifié. Cette forme d’art privilégie l’action immédiate, souvent dépourvue de texte, et met en avant le corps et l’image comme médiums principaux. Inspirée par des mouvements avant-gardistes du début du XXe siècle, comme le Dada ou le surréalisme, elle se nourrit aussi des idées d’Artaud, bien que sa vision du théâtre dépasse cette classification.
Un flottement entre deux pôles : tensions et croisements
La frontière entre ces deux acceptions reste floue. Schechner lui-même situe son travail "entre théâtre et performance", et Hans-Thies Lehmann, avec son concept de théâtre postdramatique, explore cet espace "entre". La performance au sens large et au sens restreint partagent une volonté commune de produire un acte vivant, mais diffèrent dans leurs origines et leurs objectifs. L’une s’inscrit dans une tradition scénique, tandis que l’autre cherche à bousculer les conventions artistiques et sociales.
Une réflexion ouverte : jouer avec le flou
Loin de chercher à résoudre ce flottement, il s’agit plutôt d’en faire une matière à penser, un terrain d’exploration entre ces deux pôles. Ce flottement, comme le suggère l’auteur, est une tension féconde, pleine de résistances et de contradictions. Entre la dimension collective du théâtre et l’intimité radicale de certaines performances, entre l’éphémère partagé et l’acte individuel, la performance continue de redéfinir ses contours, oscillant entre art de la scène et art de la vie.
De la performance au sens large
(Peter et Catherine)
Deux dates. Deux événements marquants – parmi d’autres, sans doute, mais qui occupe une place importante dans une généalogie de la montée en puissance de la performance sur la scène théâtrale européenne.
En 1966, Peter Handke publie Outrage au public, une pièce créée la même année par Claus Peymann à Francfort.
Bien que ce ne soit pas sa première œuvre, c'est la première à être représentée. Handke a alors 24 ans et a été influencé par un cercle avant-gardiste à Graz, où se retrouvaient artistes plasticiens et écrivains, pratiquant la provocation et le happening. À Princeton, il fait une déclaration scandaleuse en faveur de la liberté totale dans l’acte littéraire, rejetant la littérature engagée.
Malgré son titre, Outrage au public ne choque pas autant que prévu et est plutôt bien accepté par le public.Cependant, cette pièce remet en question les attentes traditionnelles du théâtre.
Plutôt que de présenter une liste de personnages, la pièce mentionne simplement : "Quatre acteurs." Ceux-ci partagent une parole non distribuée, qui n'a pas pour but d’offenser, mais de déstabiliser le public. Handke décrit cette œuvre comme une "pièce parlée". Il rejette tout ce qui définit normalement l’acte théâtral, comme la fable, l’illusion, la distanciation brechtienne, l’identification des spectateurs aux personnages, et plus généralement la mimésis (la représentation du monde).
Les acteurs ne jouent pas des personnages et ne cherchent pas à représenter un autre monde.
La scène, dépouillée de tout décor, fait partie du monde réel, sans illusion. Il n’y a ni objets imitant d’autres objets, ni bruit imitant d’autres bruits.
Extrait de Outrage au public, Peter Handke
Handke se positionne contre presque toutes les formes du théâtre du 20e siècle, rejetant la tragédie traditionnelle, le théâtre de rêve, le théâtre documentaire, et même le naturalisme. Ce faisant, il cherche à détruire le drame aristotélicien, fondement du théâtre classique. Ce qu'il propose en revanche, c’est une performance théâtrale qui se joue uniquement dans le présent, avec des acteurs qui ne font pas semblant d’être des personnages. Le public est central, mais il ne s’agit plus d’une représentation traditionnelle. Les acteurs ne représentent rien d’extérieur à eux-mêmes ; ils sont simplement présents et en interaction directe avec le public. La scène devient un espace minimal, où il n’y a ni illusion, ni monde autre que celui partagé entre les acteurs et le public.
En 1975, Antoine Vitez monte Catherine, une pièce inspirée du roman Les Cloches de Bâle de Louis Aragon. Ce spectacle marque l’émergence du concept de "théâtre-récit".
Les comédiens, une dizaine, sont autour d’une grande table où ils mangent réellement. Ce geste de manger, simple mais central, est au cœur de la performance. Il n’est pas une imitation d’une scène de repas, mais une action réelle, vécue sur scène dans l’instant présent. Les comédiens lisent des extraits du roman d’Aragon, se lèvent, circulent autour de la table.
Ce dispositif minimal met l’accent sur l’expérience immédiate du théâtre.
« [...] ce qui caractérise pour moi le plaisir de faire du théâtre, c’est précisément d’affronter l’impossible. De résoudre des problèmes impossibles. Si j’ai commencé à penser qu’on peut “faire théâtre de tout”— de tout ce qu’il y a « dans la vie », et a fortiori de tous les textes — je me dois d’aller jusqu’au bout de mon intuition. »
Antoine Vitez
Vitez, contrairement à Handke, ne cherche pas à détruire les conventions du théâtre, mais à les transformer. Il reste fidèle à l’idée de théâtre, en utilisant le roman comme matériau sans en faire une adaptation traditionnelle. Il ne cherche pas à "représenter" les personnages, mais à nous offrir le texte dans sa matérialité, en utilisant les acteurs et leurs gestes pour rendre ce texte vivant. La représentation devient un geste, un acte scénique qui n’imite rien mais s’impose par sa présence. Ce geste scénique est unique et ne cherche pas à reproduire des formes anciennes. Il se rapproche de la performance, un théâtre de l’action immédiate et de l’engagement des acteurs.
De la performance au sens restreint
(Chris, Marina, Joseph et les autres)
Marina Abramović, Balkan Baroque, 1997.La performance. Balkan Baroque est l’œuvre de Marina Abramović qui lui a valu le Lion d’Or de la Biennale de Venise de 1997. Placée au sous-sol du Pavillon international des Giardini, Balkan Baroque est une mise en scène dramatique de l’artiste. Vêtue de blanc, Marina Abramovićest assise sur un amoncellement d’os bovins recouverts de sang et de chair. Durant plusieurs jours, la performeuse les nettoie un à un.Son message. C’est l’occasion pour l’artiste de dénoncer les massacres des guerres yougoslaves qui se sont déroulées dans les Balkans entre 1991 et 2001.La polémique. La performance a eu une grande portée lors de la Biennale, laissant espérer qu’elle modifierait le regard posé sur les conflits.
Après des études d'arts plastiques, de physique et d'architecture, Chris Burden, né en 1946 à Boston, a débuté au début des années 1970 avec des performances : il pensait que ce qui était important, dans l'art, n'était pas l'objet qu'on vend et qu'on accroche au mur, mais quelque chose d'éphémère touchant au changement politique, social, environnemental. Pour lui la mise en danger de l'artiste était primordiale dans l'expression artistique. Il utilisait alors la douleur et la peur pour "dynamiser la situation".
Il est alors considéré comme une étoile de la contre-culture, le symbole d’une génération privée d’illusions face à une guerre du Vietnam qui semble ne jamais vouloir finir, et la préfiguration de la rage nihiliste punk à venir.
Lorsque Joseph Beuys accomplit sa performance mythique, Coyote : I Like America and America Likes Me, en 1974, dans la galerie René Block à New York, il va cohabiter pendant trois jours avec un coyote, tout juste capturé dans le désert du Texas, jouant avec lui de sa canne et de sa lampe torche. Les spectateurs observent la scène sur des écrans ou derrière un grillage. Cette performance “représentait selon lui une métaphore du massacre des Indiens d'Amérique du Nord (qui respectaient le coyote) par les premiers colons européens (qui le méprisaient et l'abattaient) .
“Le théâtre est faux, il y a une boîte noire, vous payez pour un billet et regardez quelqu'un qui joue la vie de quelqu'un d'autre. Le couteau n'est pas réel, le sang n'est pas réel, et les émotions ne sont pas réelles. La performance est exactement à l'opposé : le couteau est réel, le sang est réel, et les émotions sont réelles. C'est un concept différent. Il s'agit de la vraie réalité. "
Marina Abramovíc
La performance, telle que définie par des figures comme Marina Abramović, Chris Burden ou Joseph Beuys, se distingue fondamentalement du théâtre par son rapport à la réalité. Contrairement au théâtre, qui repose sur la représentation, la performance met en avant des actions réelles, vécues dans l’instant, sans recours à la fiction ou au jeu mimétique.
Abramović illustre cette distinction en affirmant que, dans la performance, "le couteau est réel, le sang est réel, et les émotions sont réelles". Ce contraste est exemplifié par des œuvres telles que Cleaning the Mirror (1995), où elle brosse des os de bœuf jusqu'à l'épuisement, ou encore par les actes extrêmes de Chris Burden, qui se fait tirer dessus ou crucifier sur une voiture. Dans ces cas, ce qui est présenté sur scène ou dans un espace public n'est pas une imitation, mais un événement brut, une action réelle qui existe pour elle-même. Cette réalité brute est au cœur de la performance, qui rejette la narration, le personnage, et les artifices de la représentation théâtrale.
Joseph Beuys, dans sa performance mythique Coyote: I Like America and America Likes Me (1974), partage une cage avec un coyote, créant une métaphore puissante sur l’histoire de l’Amérique et la relation entre les colons européens et les populations autochtones. De même, Abramović, en pleurant à la fin de Cleaning the Mirror, démontre que la performance ne cherche pas seulement à choquer ou à provoquer, mais à partager une expérience intense et authentique avec son public.
Cependant, la performance ne se réduit pas à un simple rejet de la mimèsis ou à une absence totale de métaphore. Elle peut intégrer des dimensions politiques et symboliques, comme en témoignent les œuvres contestataires des années 1960-1970, souvent liées aux mouvements féministes, à la contestation des pouvoirs politiques ou aux luttes sociales. Par exemple, la performance de Marina Abramović peut être lue comme une métaphore du nettoyage ethnique en Bosnie, et celle de Beuys comme une critique des violences coloniales.
Les critères d'une performance (au sens restreint)
Ces éléments contribuent à faire de la performance un art à géométrie variable, insaisissable par une définition unique, mais centré sur l’accomplissement d’actions réelles et la remise en question des conventions artistiques et sociales. Ainsi, la performance s’affirme comme un espace où l’art devient un acte de vie, brut et souvent radical, en dialogue direct avec le monde.
Où performances au sens large
et performances au sens restreint se rejoignent
Les intersections entre la performance au sens large, intrinsèque au théâtre, et la performance au sens restreint, issue des arts plastiques, révèlent une dynamique complexe où ces deux notions se croisent, s’inspirent mutuellement et se complètent. Loin de s’opposer, elles partagent une quête commune : celle de l’instant vivant et de l’authenticité dans l’acte artistique.
Une quête commune : l’acte vivant
Depuis la naissance de la mise en scène moderne, le théâtre a cherché à produire un acte vivant, irrépétible, dans le présent de la représentation. Cette exigence traverse les grandes figures du théâtre, de Stanislavski à Meyerhold, en passant par Brecht et Artaud, et se retrouve dans des moments de grâce où l’acteur semble inventer chaque geste et chaque mot. Cette quête se manifeste également dans la pédagogie et la direction d’acteur, où le “lâcher-prise” et l’abandon à l’instant jouent un rôle crucial.
De manière paradoxale, ce que le théâtre cherche souvent à atteindre par des moyens élaborés, la performance au sens restreint semble l’inscrire d’emblée dans sa condition même. En rejetant le jeu mimétique et en privilégiant des actes réels, non feints, la performance restreinte atteint directement cette dimension d’authenticité.
La “contamination” mutuelle : le théâtre et la performance
Le théâtre contemporain s’est enrichi des apports de la performance restreinte. Cette “contamination” peut se manifester par l’intégration de pratiques issues des arts performatifs (musique live, cirque, danse contemporaine) ou par une recherche de “présence” plus immédiate, souvent inspirée par l’approche performative. Par exemple, Merce Cunningham défend une danse où les interprètes ne prétendent pas être quelqu’un d’autre mais se réalisent pleinement à travers l’acte de danser, une philosophie qui rejoint l’idée de “non-jeu” dans la performance.
“Dans mon travail, les danseurs ne font pas semblant d'être autre chose que ce qu'ils sont. D'une certaine manière, ils se réalisent a travers l'acte de danser. Mais au lieu de jouer à étre quelqu'un, ils font quelque chose"
"Le danse-théâtre, c'est raconter des histoires avec le corps, des histoires que les mots ne peuvent pas dire."
Une tension féconde : entre endogène et exogène
La performance est à la fois interne (endogène) au théâtre et externe (exogène) en tant qu’art singulier. En tant qu’état d’esprit, elle traverse toutes les disciplines, infusant le théâtre d’une énergie nouvelle et d’une instabilité créatrice. Cet “état d’esprit performatif”, fait de mobilité, de vulnérabilité et de confiance en l’instant, semble même dépasser l’“état d’esprit dramaturgique” traditionnellement associé au théâtre.
Un souffle partagé
Le théâtre et la performance, qu’ils soient au sens large ou restreint, se rejoignent dans leur quête d’un art vivant, mouvant, toujours en renouvellement. Cette dynamique souligne que le théâtre, loin d’être un art figé, reste perméable aux influences et aux expérimentations. À travers cette hybridation, il continue d’explorer ce que signifie être authentiquement présent, face à soi-même et face aux spectateurs.
Ce qui devient essentiel, c'est l’expérience vécue du spectateur, plus que la notion de spectacle. Cette tension entre expérience réelle et représentation spectaculaire définit de nombreuses œuvres contemporaines où la performance vient percer le voile de la mise en scène pour imposer une expérience de l’instant présent.
Dire que ces formes sont traversées par la performance ne signifie pas que la performance en soit la cause première, mais plutôt qu'à un moment donné de son histoire, le théâtre a dû affronter cette autre pratique. La performance, qui se distingue par son insistance sur l'instantanéité et le réel, cristallise un idéal du théâtre débarrassé du simulacre. Ce modèle s'exprime de manière évidente dans des œuvres où la scène semble naître directement du plateau, sans le filtre de la pièce écrite, ou encore dans des productions où la mise en scène interagit avec des éléments de la performance, comme le souligne l'exemple de Thomas Ostermeier montant Mesure pour mesure de Shakespeare, ou d'Ivo Van Hove dans son travail sur Le Misanthrope.
Dans ces cas, la mise en scène elle-même devient un lieu de performance, jouant avec l’instant et le présent, en dehors des catégories traditionnelles du théâtre. Parfois, cette performance est isolée comme un moment singulier dans le spectacle, comme un solo qui interrompt la trame narrative pour souligner un retour à la réalité immédiate, un "moment de pur présent", comme on l’observe avec des interventions musicales ou chorégraphiques.
Cette évolution de la scène contemporaine nous conduit à repenser ce que nous entendons par "réel". Les théâtres contemporains se nourrissent de mythes : celui du vivant et celui du réel. Ces mythes sont constitutifs de la scène, où l’on cherche à restituer quelque chose d’un "réel" dont nous sommes constamment éloignés, notamment à cause de l’omniprésence des médias et d’Internet, qui tendent à remplacer l'expérience vécue par une image numérique de celle-ci.
Il apparaît que le théâtre, en tant qu'art vivant, doit répondre à notre désir, souvent désespéré, de nous sentir vivants. En ce sens, la performance, qu’elle soit musicale, chorégraphique ou visuelle, n'est pas un simple ornement, mais une forme de réappropriation du réel, où le théâtre devient un lieu de confrontation avec le monde tel qu’il est. Ce n’est plus une simple reproduction de la vie, mais une action qui habite le monde et nous rappelle notre existence dans celui-ci.
Ainsi, la scène contemporaine, traversée par la performance, réinvente un type de théâtre qui cherche à engager le spectateur, non seulement dans un spectacle, mais dans une expérience vivante, immédiate, qui dialogue avec l'actualité et la société. Un théâtre où la "dramaticité" reste le moteur principal, en restant continuellement sous tension et en invitant à une réévaluation des formes et des récits qui peuvent encore nous toucher aujourd'hui.
La question du texte :
un enjeu central du théâtre contemporain
Le texte, longtemps perçu comme le cœur de l’acte théâtral, est aujourd’hui remis en question dans de nombreuses créations contemporaines. Cette évolution traduit une volonté d’émancipation vis-à-vis de la dramaturgie classique et une recherche de nouvelles formes d’expression scénique.
Le texte, un cadre contraignant ?
La “pièce de théâtre”, avec sa structure dramatique préétablie et sa dramaturgie interne, peut apparaître comme un obstacle à l’exigence du vivant qui anime le théâtre contemporain. Le texte, bien qu’il puisse être porteur de moments d’incandescence lorsqu’il est sublimé par la représentation, est souvent perçu comme un frein à la liberté du créateur scénique. Celui-ci cherche à s’affranchir du rôle traditionnel de metteur en scène pour devenir l’auteur de l’ensemble du spectacle. Cette tendance explique pourquoi de nombreux spectacles s’éloignent de la “pièce de théâtre” traditionnelle, une forme désormais jugée désuète par certains.
Vers une écriture scénique libérée
Bernard Dort avait déjà théorisé une inversion du processus classique de création : au lieu de partir du texte pour arriver à la scène, la scène devient le point de départ. Ce renversement, qui marque un éloignement du “textocentrisme”, favorise des démarches artistiques qui redéfinissent le rôle du texte :
Le théâtre contemporain ne rejette pas nécessairement le texte mais le réinvente. Libéré des contraintes de la dramaturgie classique, il devient un matériau parmi d’autres, intégré dans une écriture scénique globale. Cette évolution traduit une quête d’émancipation artistique et de renouvellement des formes théâtrales, tout en maintenant un dialogue, parfois tendu, avec les traditions qui l’ont précédée.
"Le texte n'est pas la matière de la pièce, il est la pièce elle-même."
Valère Novarina
Artaud et son double :
un théâtre de la vie et de la cruauté
Dans l'introduction de Le Théâtre et son double (1938), Antonin Artaud propose une réflexion qui dépasse le cadre strictement théâtral pour toucher à des problématiques plus larges concernant la civilisation occidentale, la culture et la vie elle-même. Artaud commence sa préface par une phrase percutante, qui se fait l’écho d’un temps de crise : “Jamais, quand c'est la vie elle-même qui s'en va, on n'a autant parlé de civilisation et de culture”. Cette déclaration témoigne de son impression d'un effondrement généralisé, un thème qu'il développe tout au long de son essai.
"Avant d'en revenir à la culture je considère que le monde a faim, et qu'il ne se soucie pas de la culture; et que c'est artificiellement que l'on veut ramener vers la culture des pensées qui ne sont tournées que vers la faim."
L'objectif d'Artaud est clair : il cherche à redéfinir le rôle du théâtre pour qu'il devienne un moyen de renouer avec ce que Rimbaud appelait “la vraie vie”. “La vraie vie”, un concept qui renvoie à une réalité plus brute et plus authentique, loin des artifices et des conventions sociales.
Artaud met en lumière le besoin urgent de redonner sens à l’existence à travers le théâtre, un art qui doit, selon lui, refléter et incarner la vie dans sa dimension la plus pure et la plus immédiate.
Le terme "vie" devient un leitmotiv dans la préface : “Nous avons surtout besoin de vivre et de croire à ce qui nous fait vivre”.
"Quand je vis je ne me sens pas vivre. Mais quand je joue c'est là que je me sens exister."
"Toute humanité veut vivre, mais elle ne veut pas payer le prix et ce prix est le prix de la mort."- Lettres de Rodez
La rupture avec les formes établies du théâtre
Artaud rejette vigoureusement les formes théâtrales traditionnelles, qu’il considère comme des expressions figées, incapables de rendre compte de la dynamique et de la violence de la vie. Il critique ce qu'il appelle “notre idée pétrifiée du théâtre” et milite pour une forme théâtrale où l’acteur ne répète jamais les mêmes gestes, où la performance est constamment renouvelée. Selon lui, cette violence créatrice est essentielle à la vérité de la scène. En effet, l’acteur doit devenir un instrument vivant qui, à chaque représentation, incarne un geste unique et jamais reproduit, loin des règles et des conventions figées.
"L'acteur doit brûler sur les planches comme un supplicié sur son bûcher"
Cette remise en question des formes établies s’accompagne d’un rejet de la séparation entre l'art et la vie. Artaud cherche un théâtre qui ne se contente pas de reproduire une œuvre mais qui crée une expérience vivante et immédiate, une mise en relation directe avec le spectateur. C’est un théâtre où la frontière entre la scène et le public s’efface, où celui-ci devient acteur à part entière de la performance. Cette conception est en cohérence avec l’idée surréaliste de l’art comme expression de la vie dans sa dimension la plus spontanée et non filtrée.
Un théâtre de sensation et de violence
L'esthétique d'Artaud repose sur une priorité donnée à la sensation, plutôt qu’au texte. Dans Le Théâtre et son double, il évoque un théâtre où des images physiques violentes sont utilisées pour “broyer et hypnotiser la sensibilité du spectateur”. Cette violence ne vise pas seulement à choquer, mais à créer une expérience sensorielle intense qui déplace le spectateur dans un autre état de conscience, loin des conventions rationnelles et linéaires du théâtre classique.
"Là où ça sent la merde ça sent l'être."- Pour en finir avec le jugement de Dieu
Dans ce cadre, le texte perd son rôle central. Artaud considère que le texte, tout comme les mots dans un rêve, n’a plus la place dominante qu'il occupe traditionnellement dans la dramaturgie.
"Et ce que le théâtre peut encore arracher à la parole, ce sont ces possibilités d'expansion hors des mots, de développement dans l'espace, d'action dissociatrice et vibratoire sur la sensibilité."
Il propose de réinventer le théâtre en partant de la mise en scène, cette dernière devenant “le point de départ de toute création théâtrale”. Il abolit la distinction entre l’auteur et le metteur en scène, créant ainsi une relation plus fluide et plus collective dans la création théâtrale. Il rejette l’idée de chefs-d’œuvre et prône un théâtre où l’action se renouvelle constamment, car, pour lui, “la poésie écrite vaut une fois et ensuite qu'on la détruise”.
"On doit en finir avec cette idée des chefs-d'oeuvre réservés à une soi-disant élite et que la foule ne comprend pas."
La performance comme double du théâtre d'Artaud
Jean-Louis Barrault résume bien la tension au cœur de la pensée d'Artaud lorsqu'il dit qu'Artaud voulait “transporter le théâtre dans sa vie”, tandis que d’autres ont voulu “transporter la vie dans le théâtre”. Cette dynamique est au cœur de la réflexion contemporaine sur la performance. Le théâtre, pour Artaud, n'est pas un art destiné à reproduire des représentations, mais à bouleverser le spectateur et à incarner l’instant présent, sans cesse renouvelé.
"L'action du théâtre comme celle de la peste est bienfaisante, car poussant les hommes à se voir tels qu'ils sont, elle fait tomber le masque, elle découvre le mensonge, la veulerie, la bassesse, la tartufferie."
Conclusion
En conclusion, la pensée d'Artaud, et son influence sur les théories contemporaines de la performance, nous offre une vision radicale du théâtre. Ce dernier n’est plus une simple représentation d’une œuvre dramatique, mais un événement vivant, en perpétuelle mutation, qui cherche à établir une relation immédiate et intense entre l’acteur, la scène et le spectateur. Le théâtre d’Artaud, en tant que théâtre de la cruauté et de la performance, ne se contente pas de représenter la vie, mais cherche à en recréer l’intensité et la brutalité.
Fin de la pièce de théâtre ?
Bien que l'on monte encore des classiques, les pièces contemporaines sont de moins en moins produites, sauf si l'auteur lui-même les met en scène. Cette pratique, autrefois essentielle, semble se raréfier, et ce changement marque une évolution dans la nature même de la scène.
La figure du créateur scénique, qui n'a pas besoin d'une œuvre dramatique préexistante, devient dominante. L'auteur dramatique, comme Joël Pommerat l'affirme, doit désormais associer de manière indissociable l'écriture du texte et la mise en scène. Cette évolution ne marque pas un retour en arrière, mais une transformation profonde du théâtre.
“Je pense aujourd’hui qu’on ne devient vraiment auteur de théâtre qu’en nouant très serré le travail de l’écriture du texte avec le travail de la mise en scène. / Je pense que c’est une erreur de concevoir ces deux temps naturellement séparés l’un de l’autre"
Joël Pommerat
Pour ceux qui se réclament encore de l'auteur dramatique, il leur faut intégrer un "état d'esprit performatif", en phase avec la mise en scène contemporaine, sous peine de disparition. Cette tension entre l’écriture dramatique et la pratique de la performance constitue l'enjeu principal de la création théâtrale actuelle.
On peut se montrer réticent à l'idée de "pièce de théâtre", trop chargée de fables et de personnages, et qui reste "littéraire" dans sa forme. La forme dramatique a évolué au XXe siècle, subissant des transformations profondes. Ainsi, la notion de "dramaturgie" pourrait persister, tant que l'écriture conserve une certaine capacité à organiser des actions, même fragmentées, et à enclencher une "dramaticité". La question reste ouverte : de quelle nature seront ces actions dans l'avenir du théâtre ?La forme dramatique a évolué au XXe siècle, subissant des transformations profondes. Ainsi, la notion de "dramaturgie" pourrait persister, tant que l'écriture conserve une certaine capacité à organiser des actions, même fragmentées, et à enclencher une "dramaticité". La question reste ouverte : de quelle nature seront ces actions dans l'avenir du théâtre ?
Écritures dramatiques performatives
À l'instar de de Vitez montant Catherine, la nouvelle approche du théâtre cherche à relativiser ou à annuler la mimèsis (l’imitation de la réalité) en faveur d’une écriture et d’une scène qui, tout en restant performatives, sont moins soumises à la structure narrative traditionnelle. Ces œuvres n'annulent pas nécessairement la représentation, mais proposent une "représentation possible" qui se fait et se défait selon le mouvement même de l’écriture et des actions scéniques. L’idée est de ne pas imposer des personnages rigides, mais de laisser place à des actions fluides et imprévisibles.
L'évolution du personnage dans le théâtre au XXe siècle reflète cette transformation. Le personnage classique, solidement structuré, a été largement remplacé par des formes qui remettent en question l'idée même de représentation. Si certaines écritures contemporaines tentent de faire disparaître complètement le personnage, d'autres conservent des modalités différentes de sa représentation. L'idée dominante est de rechercher une forme en phase avec les "nouveaux usages du plateau", un espace où la fable trop rigide et les personnages figés ne sont plus appropriés.
Le théâtre de Jon Fosse, par exemple, se distingue par des personnages dépourvus de caractérisation, qui incarnent une "nudité de l'exister", un état de l'être dépouillé de toute fiction. Ce type de théâtre invite l'acteur à une présence minimale, à être le plus authentique possible, dans une sorte de "drame-de-la-vie" où la fiction disparaît au profit de la réalité brute de l'existence.
Cette approche se rapproche de celle de metteurs en scène comme Joël Pommerat, qui met l'accent sur la présence de l’acteur avant tout, et cherche à jouer avec le temps et l’espace réels sur scène. Le travail sur la présence des acteurs devient central, car il permet de faire surgir des instants poétiques, bien au-delà de la simple narration d’une fable.
Le texte évoque également l’impact des arts performatifs comme la musique, la danse ou la vidéo, qui influencent désormais l’écriture dramatique, mais souligne que cette performance peut aussi naître des moyens traditionnels du théâtre, comme le dialogue et les actions scéniques. L'enjeu est de trouver un "mouvement pur", où l’écriture théâtrale devient un acte vivant, qui se produit en direct, comme un geste d’écriture organique.
Ainsi, le théâtre contemporain semble évoluer vers une forme de "performance scénique" où l’écriture et la mise en scène se rejoignent pour créer un instant théâtral unique, loin des conventions classiques. Ce nouveau modèle théâtral valorise l’instantanéité et l’improvisation, avec des œuvres qui échappent à la rigueur narrative et aux personnages traditionnels, mais qui continuent de chercher à exprimer la "présence" et la "vérité" de l'instant théâtral.
Nouvelles formes de dramaticité
Le théâtre contemporain voit émerger des manières inédites de créer et de raconter des histoires, souvent en rupture avec les modèles narratifs classiques. Romeo Castellucci illustre cette tendance en proposant des œuvres hybrides où la mise en scène, le dispositif plastique et l’écriture dramatique s’entrelacent. Par exemple :
- "Purgatorio" se rapproche d’une forme théâtrale classique mais reste indissociable d’un dispositif visuel et plastique, révélant le rôle essentiel du metteur en scène-auteur.
- "Sul concetto di volto nel figlio di Dio" confronte un drame familial minimaliste à une dimension plastique intense, créant une dramaticité élargie où le spectateur est intégré comme observateur actif de la scène.
L’impact des plasticiens et de la performance
Les bouleversements actuels sur scène doivent beaucoup à des artistes plasticiens tels que Robert Wilson ou Castellucci, qui empruntent au théâtre autant qu’à la performance. Ces pratiques combinent texte, image et mouvement pour inventer de nouvelles formes dramatiques. Cependant, ces innovations restent liées à l’état actuel de la scène et aux pratiques collaboratives.
Retour de l’auteur sur le plateau
Loin d’être isolé dans le secret de l’écriture, l’auteur dramatique est de plus en plus impliqué dans la création scénique. Ce rapprochement rappelle une époque antérieure à la naissance de la mise en scène, où texte et scène étaient intrinsèquement liés. Aujourd’hui, l’auteur devient un créateur scénique parmi d’autres (metteur en scène, plasticien, musicien, chorégraphe), participant activement à la conception de l’œuvre.
Vers une redéfinition du texte dramatique
Cette évolution pourrait atténuer ou effacer la distinction entre pièce de théâtre et texte-matériau, ce dernier devenant un élément parmi d’autres d’un dispositif polyphonique scénique. Toutefois, l’écriture dramatique conserve une place particulière grâce à son potentiel unique :
- Énergie : une force qui anime la scène.
- Tension : une dramaturgie qui provoque et engage.
- Imagination : un levier pour ouvrir de nouveaux possibles.
En somme, les nouvelles formes de dramaticité naissent de pratiques interdisciplinaires et d’une réinvention des rôles, où l’écriture, sans être centrale, reste essentielle pour stimuler le plateau et enrichir les formes théâtrales.
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