L'acteur et l'espace

Donellan Declan

 

Mes chers comédiens,

Voici une vérité essentielle du théâtre que nous oublions souvent, emportés par l’énergie du jeu : un personnage n’existe pas dans le vide. Vous pouvez tout donner – la voix, le geste, l’émotion – mais si vous n’avez pas d’abord créé l’espace dans lequel votre personnage peut respirer, alors tout cela reste vain.

Le texte, lui, est une suite de signes morts sur une page. Ce que nous cherchons, en répétition, c’est la vie. Et quand elle surgit, on la reconnaît tous immédiatement. Mais elle ne vient pas de la seule sincérité du comédien, ni de la seule force de l’émotion. Elle vient du lien entre le comédien et l’espace, cet espace réel et imaginaire où le personnage prend racine.

Imaginez un enfant qui cueille une fleur splendide et l’emporte dans sa chambre. Le lendemain, elle est fanée. Pourquoi ? Parce qu’il lui manquait l’invisible : la terre, la lumière, l’eau… C’est pareil sur scène. Votre personnage a besoin de son environnement, de son contexte, pour vivre. Ce contexte, c’est l’espace mental, physique et émotionnel dans lequel il évolue – sa chambre, sa rue, son époque, sa relation à l’autre.

Vous voyez, quand une scène sonne faux, notre réflexe est souvent de mettre plus d’énergie. Mais ce n’est pas une question d’intensité. C’est comme frapper une télévision qui ne s’allume pas… alors qu’elle est juste débranchée. Le comédien aussi peut être débranché. Pas de la prise électrique, mais de l’espace de son personnage.

C’est là que réside notre travail : imaginer et habiter l’espace du rôle avant de jouer le texte. Si cet espace est là, le texte s’anime. Sinon, il reste lettre morte.

Alors, avant de plonger dans vos émotions, vos intentions, vos sous-textes, posez-vous cette question simple mais fondamentale :
Où suis-je ? Et dans quel monde vit mon personnage ?

 

Réparer l’espace : moteur secret du jeu

Il y a une idée magnifique, à la fois simple et profonde, que j’aimerais que vous gardiez en tête en travaillant une scène :
le personnage, comme nous tous, cherche à réparer l’espace.

Dans la vie comme sur scène, nous passons notre temps à ajuster, arranger, apaiser ce qui ne va pas autour de nous. Il pleut ? On rentre, on se fait un thé, on grille une tartine. Le sol est sale ? On le nettoie. Quelqu’un nous effraie ? On évite le conflit, on se replie, on se protège. Et parfois, même quand on ignore un problème – le toit qui fuit, la douleur qui monte – c’est qu’on détourne notre attention pour réparer autre chose.

Sur scène, c’est pareil. Le personnage agit toujours pour rendre son espace plus vivable. Même dans ses silences, même dans ses échecs, il cherche à améliorer ce qui l’entoure – ou au moins à survivre à ce qui l’oppresse. Et c’est ça qui donne du moteur au jeu.

Gardez bien cela en tête : aucun espace n’est parfait. C’est ce qui le rend intéressant. C’est ce qui pousse le personnage à se battre, à bouger, à parler. S’il vivait dans un monde idéal, il n’aurait rien à faire, rien à dire. Il serait éteint.

Donc, lorsque vous entrez dans une scène, demandez-vous :
Qu’est-ce que mon personnage essaie de réparer ici ?
Est-ce une tension entre deux personnes ? Un malaise intérieur ? Une menace extérieure ? Un manque ? Une solitude ? Une attente ? C’est cette lutte – souvent modeste, parfois désespérée – qui le fait vivre.

 

Le personnage et son château de sable : jouer à la frontière du chaos

Aujourd’hui, j’aimerais que vous pensiez à un enfant qui fait un château de sable. Ce n’est pas juste un jeu mignon sur la plage. C’est une métaphore puissante du travail de l’acteur.

Regardez bien : les enfants ne construisent pas leurs châteaux tout en haut, là où le sable est sec et stable. Non. Ils les bâtissent là où la mer va les détruire. Volontairement. Parce que c’est là, à la frontière du danger, dans cet espace instable, que la vie palpite vraiment. Un château posé trop loin du rivage est peut-être solide… mais il est mort. Celui qui résiste à la marée, même pour quelques instants, est vivant.

C’est exactement ce que fait un personnage dans une scène. Il est là, dans un monde plus vaste que lui, plus fort, plus chaotique. Et il essaie de maîtriser un petit coin de temps et d’espace, juste un instant, avant que tout ne lui échappe. Il tente de tenir bon, de faire face, de contrôler un peu le désordre qui l’entoure. Même quand il échoue, même quand la vague l’emporte, c’est ce combat qui nous touche.

Sur scène, le lieu n’est jamais neutre. Il est toujours en train de changer, de bouger. Et le personnage, comme l’enfant, ne joue pas dans un espace figé. Il bricole, improvise, résiste, reconstruit, encore et encore. C’est cette tension entre l’ordre et le chaos qui donne toute son énergie à la scène.

 

Macbeth et l’espace insaisissable : une course contre les vagues

Vous vous souvenez des châteaux de sable ? Eh bien, dans Macbeth, c’est exactement ce que font les personnages – mais avec du sang. Le couple Macbeth passe tout le temps de la pièce à essayer de réparer l’espace, de le stabiliser, de le contrôler. Et comme des enfants qui veulent retenir la marée avec des douves, ils échouent à chaque fois.

Ils commencent par croire que le problème, c’est qu’ils ne sont pas roi et reine. Alors ils tuent Duncan, pensant que cela va "réparer" le monde. Mais à peine l’espace semble-t-il un peu maîtrisé, qu’une autre vague surgit. Une peur. Un doute. Une menace. Alors ils recommencent. Encore et encore. C’est une spirale sans fin, un enchaînement de tentatives désespérées pour imposer de l’ordre sur un monde qui résiste.

Et cette mécanique, elle est là dans chaque scène, chaque réplique, chaque silence. Prenez par exemple le moment du "dagger speech", ce célèbre monologue où Macbeth voit un poignard imaginaire devant lui. Il ne fait pas juste un joli monologue poétique : il essaie de survivre à l’espace, de le comprendre, de le plier à sa volonté. Mais l’espace bouge plus vite que lui. Il change, il glisse, il échappe.

Voilà ce que nous devons comprendre dans notre jeu :
toute scène est un effort du personnage pour retrouver prise sur un espace qui se dérobe. Et dans cette tentative – vaine, tragique, souvent magnifique – naît le théâtre.

 

Quand les mots deviennent fumée : Macbeth face à l’insupportable

Un conseil de base au théâtre : soyez attentifs à votre alarme du bon sens. Ce petit signal intérieur qui vous dit : "Mais enfin, pourquoi il fait ça comme ça ?" Ou : "Ce texte est bizarre, non ?" Oui, parfois un personnage agit ou parle étrangement. Et c’est justement là qu’il devient profondément humain.

Prenez Macbeth. Il dit des choses étranges, presque grotesques. On pourrait croire qu’il est dans un film d’horreur ou sous l’emprise d’un sortilège. Et d’une certaine manière, c’est vrai. Le monde autour de lui est devenu trop insupportable. Il ne peut plus le regarder en face. Alors il exagère, il détourne, il érige des mots comme une fumée magique. Pas pour tromper seulement les autres. Mais surtout pour ne pas se voir lui-même.

Qui parmi nous n’a jamais fait ça ? Lorsqu’on sait qu’on a tort, qu’on agit mal, qu’on touche à quelque chose de honteux ou de douloureux… on parle. Beaucoup. Trop. On construit une forteresse de mots pour tenir à distance la réalité.

Shakespeare le savait. Ce n’est pas quand on agit "normalement" qu’on touche au cœur de l’humain. C’est dans nos bizarreries, nos débordements, nos moments d’étrangeté que notre vérité surgit.

Donc, quand un texte vous paraît étrange ou "trop", ne le corrigez pas. Ne le rendez pas raisonnable. Cherchez ce qui est insupportable à vivre pour votre personnage, et ce qu’il cache sous ses mots. C’est là, dans ce brouillard verbal, que se trouve la blessure. Et c’est elle que vous devez faire apparaître.

 

Ne sois pas le psy de ton personnage : entre dans sa tête, pas au-dessus d’elle

On reprend le monologue du poignard. Macbeth voit une arme qui n’est pas là. Il finit par parler au sol. Un psy dirait sans doute : "trouble mental", "délire paranoïaque", "projection de la culpabilité"… et c’est peut-être vrai.

Mais ce n’est pas notre travail.

Le théâtre n’est pas un cabinet médical. Notre mission n’est pas de poser un diagnostic, mais de vivre l’expérience depuis l’intérieur du personnage, comme si on était dans sa peau, pas dans son dossier.

Quand on joue Macbeth, il ne doit pas penser "je suis un homme malade", mais plutôt : "je suis logique, je suis en train de comprendre quelque chose". Comme quelqu’un en pleine crise d’angoisse dans un avion : de l’extérieur, tout le monde voit que c’est irrationnel ; mais pour la personne qui panique, tout semble logique. Le pilote peut faire un malaise. L’aile peut tomber. Le métal peut lâcher. Dans la peur, il y a une architecture de logique.

C’est cette logique, glacée, implacable, qui pousse Macbeth à tuer Duncan, Othello à tuer Desdémone. Ce n’est pas la folie chaotique de Dionysos. C’est la folie méthodique d’Apollon. Un excès de raison peut devenir aussi dangereux que l’irrationnel pur.

Et c’est là le piège : si on se met à analyser Macbeth, il s’en éloigne. Il devient supérieur à lui, jugeant au lieu de jouer. Il faut au contraire chercher l’horizontalité. Être à la même hauteur que le personnage. Ni au-dessus, ni en dessous.

Imaginez un long tunnel sombre. Au fond, une lumière. Si vous ne vous placez pas au bon niveau, vous ne verrez jamais cette lumière, peu importe combien vous regardez. C’est la même chose avec un personnage : si vous êtes trop haut (dans le jugement), ou trop bas (dans l’admiration), vous ratez l’essentiel.

 

Arrête de chercher “la vérité” : cherche la vie

Quand on répète, deux questions viennent souvent saboter le travail :
“Est-ce que c’est vrai ?”
– “Est-ce que c’est réaliste ?”

Ces questions nous empêchent de vraiment entrer dans le personnage, de nous mettre à sa hauteur. Car le théâtre ne cherche pas à être “réaliste”. En fait, le mot “réaliste” est très trompeur.

Si quelqu’un disait : “J’ai adoré ton père, il était si réaliste”, ce serait insultant, non ? Ce mot s’applique surtout à des choses fausses qui ont l’air vraies : des fleurs en plastique, des statues de cire. Ce n’est pas la vie.

Et surtout : la vie réelle n’a rien de réaliste.
Quand tu vois un accident de voiture, un proche entre la vie et la mort, ou un couple qui explose, est-ce que ça te paraît “réaliste” ? Non. Ça te semble étrange, irréel, vertigineux.

Les grandes scènes de théâtre viennent de ces zones-là : quand l’être humain est poussé à bout. Donc non, “réaliste” n’est pas notre boussole. Ce qu’on doit chercher, c’est la vie. Ce que les personnages voient, ce qu’ils vivent, à travers leurs yeux.

Et l’autre piège, c’est cette obsession de “la vérité”.

Mais... quelle vérité ?

Il y a des faits, oui. Mais “la vérité”, c’est un concept mouvant. Il y a ma vérité, ta vérité, celle du personnage, celle de l’époque, celle du public… Et dès qu’une personne impose “la Vérité” avec un grand V, c’est souvent juste l’interprétation du plus fort.

Quand on joue Macbeth et voit le poignard, il ne doit pas chercher à expliquer pourquoi. Il ne doit pas essayer de rendre ça “crédible” ou “logique”. Il doit juste voir le poignard. Pour Macbeth, il est là. Point. Il est plus réel que tout le reste.

Et nous, spectateurs, devons voir que cet homme croit dur comme fer à ce qu’il vit.

Voilà notre mission : pas “être réaliste”, pas “dire la vérité”, mais vivre le moment comme s’il était vrai pour le personnage. Ne pas expliquer, ne pas justifier. Juste voir, sentir, être traversé.

Arrêtez de chercher “le sens”.
Commencez à chercher la sensation.

 

L’acteur est une voile, pas un moteur

Il n’y a pas de "jeu" au sens de fabrication — seulement des réactions. L’acteur n’agit pas : il réagit. Et dans cette simple vérité se cache une libération immense. Comme Newton l’a écrit pour le monde physique, cela vaut aussi pour la scène : à chaque action correspond une réaction. Cela signifie que l’acteur ne doit jamais forcer l’énergie, ni essayer de "lancer" la scène. C’est le contraire qui est vrai : il doit écouter, ressentir, recevoir. Toute l’énergie nécessaire est déjà là, autour de lui, dans l’espace, dans les autres, dans la situation. Il lui suffit d’être présent et de réagir avec sincérité.

Il ne s’agit pas de porter la scène à bout de bras, mais de se laisser porter par elle. L’acteur qui tente de tout fabriquer, de tout contrôler, se coupe du courant vivant du plateau. En abandonnant cette volonté de "faire", il découvre une source infinie d’énergie : le monde extérieur, changeant, intense, vibrant.

Il faut imaginer l’acteur non pas comme une bouilloire autonome (un samovar, comme on dit en russe), mais comme une voile gonflée par les vents du plateau. Plus le vent est fort, plus la voile se tend, plus le bateau file. Le drame, les conflits, les tensions du personnage — tout cela, ce sont des cadeaux pour l’acteur. Plus c’est dur pour Macbeth, plus c’est riche pour celui qui le joue.

Le plateau est un océan. Le comédien n’est pas le capitaine, mais le navigateur. Il n’invente pas la tempête — il apprend à danser avec elle.

 

Le comédien ne se transforme pas, il change d’espace

Jouer, ce n’est pas se transformer en un autre. C’est changer d’espace mental, de point de vue, d’univers intérieur. Le comédien ne devient pas le personnage : il entre dans son espace, il regarde le monde avec ses lunettes, comme dirait Kant. Il ne s’agit donc pas d’imaginer ce que le personnage pense en général, mais de s’intéresser à ce qui, ici et maintenant, dans l’espace scénique, résonne comme un problème à résoudre.

Par exemple : un objet comme une lettre. Ce n’est pas un simple accessoire remis en coulisse. Pour le personnage, c’est un objet chargé d’enjeux, de rêves, de peur, d’urgence. Ce n’est pas juste un courrier, c’est l’occasion d’une ascension sociale vertigineuse, donc potentiellement d’une chute. Ce type d’objet devient un moteur, un déclencheur de jeu. Il donne au personnage de l’élan, une nécessité d’agir.

De la même façon, le public devient un élément vivant de l’espace. Le personnage est soudain confronté à des dizaines de regards inconnus, à des jugements possibles, à un besoin d’être entendu, soutenu, approuvé. Il s’adresse à nous non pas par politesse ou pour nous informer, mais par besoin vital de ne pas être seul avec son trouble.

Ainsi, le travail du comédien consiste à identifier dans l’espace les éléments problématiques, ceux qui bousculent, qui provoquent une réponse émotionnelle, un mouvement intérieur. Ce sont ces objets ou présences qui mettent en jeu le personnage, qui rendent la scène vivante.

 

Le monologue n’existe pas

Chaque monologue est une conversation. Toujours. Même quand l’acteur est seul sur scène, il ne parle jamais dans le vide. Il parle à quelqu’un — et ce quelqu’un est bien là, dans l’espace. Parce que tout jeu est réaction, chaque mot est réponse. On ne parle jamais "pour rien". On parle pour obtenir quelque chose en retour : un regard, un accord, un silence tendu, une étincelle. Sans cela, les mots sont morts.

Un monologue n’est pas une parenthèse coupée du monde. C’est un dialogue ardent. Quand Lady Macbeth invoque les esprits pour qu’ils l’emplissent de cruauté, elle ne déclame pas. Elle plaide. Elle veut convaincre — l’auditoire, et peut-être elle-même. Elle veut transformer le jugement qu’elle devine dans les yeux de ceux qui l’écoutent. Car elle sent bien qu’ils la soupçonnent d’être autre chose que cette figure implacable : trop tendre, trop humaine, trop blessée. Elle leur répond à l’avance, avec excès, pour ne pas sombrer.

L’auditoire n’est jamais neutre. Il est un protagoniste silencieux mais brûlant. Il regarde. Il pense. Il juge. Il soupèse. Et l’acteur doit le voir. Non pas avec ses propres yeux, mais avec ceux du personnage. Ce ne sont pas les spectateurs en chair et en os, ce sont les critiques intérieurs, les fantômes du passé, les figures de l’imaginaire du rôle. Ce sont les témoins qu’il faut convaincre, séduire, affronter. Ou fuir.

Le public devient alors un miroir déformant, un tribunal intérieur, une meute silencieuse, un souvenir d’enfance — ce que l’imaginaire de l’acteur décidera. Mais jamais une abstraction. Car un monologue n’est jamais une déclaration posée. C’est une lutte. Un appel. Une riposte.

 

Le personnage est son propre metteur en scène

Le comédien joue un personnage — c’est entendu. Mais ce qui est plus subtil, plus passionnant encore, c’est que le personnage lui-même joue un rôle. Il ne se montre jamais tel qu’il est. Il se fabrique. Il se rêve. Il met en scène une version de lui-même qu’il voudrait croire réelle.

Quand Lady Macbeth parle, elle ne nous donne pas un reportage honnête sur ses pensées. Elle nous fait un spectacle. Un numéro. Elle veut nous convaincre — et, en creux, se convaincre elle-même. Si elle peut nous faire croire qu’elle est forte, alors peut-être réussira-t-elle à oublier qu’elle a peur.

Ses mots ne sont pas là pour décrire le monde. Ils sont là pour le modifier. Elle ne dit pas : « Voici ce que je ressens. » Elle dit : « Ne croyez pas ce que vous êtes en train de penser ! Croyez cela à la place ! » C’est un combat. Un combat rhétorique contre l’espace, contre le regard du public, contre les doutes qui l’assaillent.

Quand elle fait des blagues noires sur des corbeaux perchés sur ses remparts, ce n’est pas pour être poétique. C’est une tentative désespérée de nous faire croire qu’elle contrôle la situation. De montrer qu’elle est cool, lucide, impitoyable. Mais ce vernis cache la panique. Et c’est là que l’acteur a de l’or entre les mains.

Il faut toujours se souvenir que si le personnage continue à parler, c’est que sa dernière réplique n’a pas suffi. Le monde ne s’est pas laissé faire. L’espace résiste. Alors il recommence. Il tente autre chose. Il réajuste. Il corrige. Il réagit.

C’est cela, la mécanique profonde d’un monologue : ce n’est jamais une confidence figée, c’est une série de tentatives de transformer la perception de l’autre — et du monde. Le personnage ne crée pas, il corrige. Il bricole. Il rafistole.

Et c’est ainsi qu’on évite le piège de vouloir « être » le personnage. Car le personnage, lui, est déjà en train de jouer un rôle. Il ne s’agit pas de devenir une Lady Macbeth naturellement flamboyante, mais de jouer quelqu’un qui joue Lady Macbeth. Qui lutte pour exister. Qui s’épuise à tenir son rôle. Qui parle étrange, non parce qu’elle est étrange, mais parce que l’espace autour d’elle l’y oblige.

 

L’espace est aussi intérieur : les pensées font partie du jeu

L’espace du comédien ne se limite pas à la scène, au décor ou aux objets visibles. Il englobe aussi tout ce qui se passe dans sa tête – ses sensations, ses pensées, ses peurs, ses projections. Même une douleur, comme un mal de tête, devient un élément avec lequel on établit une relation. On ne dit pas : « je suis mal de tête », on dit : « j’ai mal à la tête », comme si c’était un élément extérieur, un objet dans notre espace mental à affronter ou à éliminer.

Cette idée est capitale pour le jeu de l’acteur : les émotions, les idées, les fantasmes du personnage ne sont pas “intérieures”, elles sont dans l’espace. Ce sont des stimuli extérieurs que l’acteur peut voir, entendre, affronter, fuir. C’est ce qui rend la scène vivante.

Le concept d’“inner life” (vie intérieure), souvent glorifié dans les critiques, est un piège en répétition. Il fait croire à l’acteur qu’il doit « ressentir de l’intérieur », qu’il doit produire quelque chose depuis un mystère intérieur. Mais en réalité, ce qui rend un acteur vivant sur scène, c’est son lien actif avec ce qu’il voit, ce qu’il perçoit, ce qui l’entoure.

Même ce que l’on croit être une peur intime, un doute personnel ou une imagination incontrôlable – comme les « horribles imaginings » des Macbeth – doit être considéré comme extérieur au personnage. Ce sont des éléments du paysage, des forces avec lesquelles il lutte. Le travail de l’acteur est donc de déplacer ce qui semble intérieur vers l’extérieur, pour pouvoir y réagir concrètement, en action.

 

Les émotions viennent de l’extérieur

En théâtre comme dans la vie, les émotions nous surprennent. Elles arrivent sans crier gare, parfois avec une force démesurée, et nous laissent perplexes : « Mais pourquoi est-ce que je réagis comme ça ? ». On peut perdre patience pour une coquille d’œuf mal cassée… mais ce n’est jamais vraiment à cause de l’œuf. Ce n’est qu’en prenant du recul qu’on découvre la véritable source de notre énervement. Et souvent, elle est ailleurs.

C’est là une leçon essentielle pour le comédien : on ne fabrique pas une émotion. On ne la convoque pas. Elle surgit. Elle nous tombe dessus. Elle vient de l’extérieur, du contexte, de l’espace, des autres, de la situation. Comme les balles sifflant autour de King Kong sur l’Empire State Building, les émotions nous assaillent — et tout ce qu’on peut faire, c’est s’accrocher et essayer de ne pas tomber.

On ne peut pas comprendre une émotion pour la faire naître. Pas plus qu’on ne peut forcer quelqu’un à se détendre ou à se réjouir. Dire à un acteur « pleure maintenant » a autant de sens que dire à quelqu’un en plein stress : « Allez, relaxe-toi ». C’est absurde. Les émotions ne se commandent pas. Le chagrin, par exemple, ne surgit pas toujours au bon moment – il attend souvent un moment inattendu pour s’exprimer.

Et c’est cette même tension que l’on retrouve chez les personnages. Comme les acteurs, ils se débattent avec leur propre incapacité à ressentir ce qu’ils devraient ressentir. Dans A Chorus Line, une chanson célèbre se termine sur : « I cried, 'cause I felt nothing ». Et cela pourrait être Hamlet lui-même qui parle. Face à un comédien capable de pleurer sur scène, Hamlet s’effondre : « Et moi ? Je ne ressens rien… » Il a tous les motifs pour être bouleversé, mais l’émotion ne vient pas. Alors il agit, désespérément, pour tenter de sentir quelque chose. Et c’est ainsi que commence le drame.

 

Jouer contre l’espace et contre l’émotion

Au théâtre, on croit souvent que l’acteur doit ressentir ce que ressent le personnage. Mais c’est tout le contraire : le personnage, bien souvent, lutte contre ses émotions. Et l’acteur doit jouer cette lutte, pas l’émotion elle-même.

Prenons l’exemple de Lady Macbeth dans son célèbre monologue :
« Stop up th’access and passage to remorse… »

Lady Macbeth ne déborde pas ici de cruauté. Elle ne ressent pas, naturellement, ce qu’elle voudrait ressentir. Au contraire, elle se sent envahie par des émotions humaines : la pitié, l’empathie, l’hésitation. Et elle les rejette, car elles menacent de faire échouer son projet. Elle demande donc à être transformée, déshumanisée, habitée par des forces obscures qui la rendraient capable de tuer.

Mais ces émotions-là, cette cruauté qu’elle appelle, ne viennent pas. Elle supplie : « Come, spirits ! Come, thick night! », mais personne ne répond. C’est une incantation désespérée, presque absurde. Elle veut commander ses émotions comme on commande un objet sur Internet… mais elles n’arrivent jamais.

Et c’est là que réside la puissance du personnage : dans la tension entre ce qu’elle voudrait ressentir, et ce qu’elle ressent réellement. Ce n’est pas une psychopathe insensible, c’est une femme en guerre contre elle-même. Et c’est cette guerre intérieure qui crée le drame.

Le théâtre ne consiste donc pas à montrer une émotion pure, comme une démonstration chimique. Il s’agit plutôt de jouer le conflit entre l’émotion qu’on redoute, celle qu’on appelle, et celle qu’on subit. Car, comme Lady Macbeth, les personnages sont souvent débordés par ce qu’ils veulent éviter, et vides de ce qu’ils espéraient ressentir.

 

Quand les idées prennent corps : l’invisible devient partenaire de jeu

Une idée n’est jamais neutre. Dans l’espace du théâtre, elle ne reste pas sagement à l’état de concept abstrait : elle s’incarne, elle s’infiltre, elle devient présence. Elle occupe le plateau comme un acteur invisible, mais bien réel. Une idée forte finit par hanter l’espace, comme un invité dont on ne se débarrasse plus.

Tout commence souvent de façon discrète. Dans une cuisine, par exemple. Un couple parle, tourne autour de ses sentiments. L’idée d’une séparation flotte, à peine dite. Elle devient peu à peu plus tangible, plus dense. Elle s’installe entre eux. Elle change la température de la pièce, leur manière de se toucher, de se regarder. Le soir venu, cette idée est là, dans le lit conjugal. Pas encore accomplie, mais déjà vivante.

Et sur scène ? Prenons Lady Macbeth. Tout bascule à la lecture de la lettre. Une idée germe : tuer Duncan. Ce n’est encore qu’un mot, une hypothèse, une pensée fugace… mais elle va très vite se matérialiser, se nourrir de chaque regard, de chaque silence, jusqu’à occuper tout l’espace. Elle devient une entité à part entière — « Murdering Duncan » — qui respire, qui grandit, qui exige.

Lady Macbeth et Macbeth eux-mêmes cessent d’être les maîtres de cette idée. Ils en deviennent les serviteurs. L’idée les possède. Elle les habite. Impossible de revenir en arrière. Elle a pris trop de place. Elle agit à leur place. C’est comme un enfant monstrueux qu’on a conçu, et qu’on ne peut plus éduquer.

Le travail de l’acteur consiste alors à rendre cette présence sensible. Ce n’est pas seulement parler de l’idée, mais la faire sentir dans l’espace, comme un troisième personnage, insaisissable mais oppressant. L’acteur et l’actrice jouent avec cette force invisible. Elle est dans la pièce, entre les corps, dans les gestes retenus, dans la tension palpable.

 

L’absent dans la pièce : un fantôme bruyant

Ce qui n’est pas là sur scène peut parfois hurler plus fort que tout ce qui y est. C’est un paradoxe du théâtre : l’absence, si elle est bien sentie, devient une présence redoutable. Elle exerce une pression constante, presque physique, sur les personnages — et sur les acteurs. Exclure, c’est un acte violent. Et c’est souvent dans cette violence qu’émerge l’enjeu dramatique majeur.

Pensez à la fin des Trois Sœurs. Tusenbach meurt, tout le monde le sait, personne ne le mentionne. C’est glaçant. On parle d’autre chose. On remplit l’espace avec du bruit, des banalités, des faux espoirs. Le mort est là, invisible, mais omniprésent. Et ce silence — ce refus collectif de regarder l’évidence — devient une tension insupportable. C’est le théâtre du refoulé.

Même chose chez les Macbeth. Ils vivent cernés par les fantômes de ce qu’ils ne veulent pas affronter : un bébé mort, un amour en ruine, une peur sourde de l’échec, du vide, de la fin. Tout cela est maintenu à distance, comme des monstres qu’on enferme dans une cave. Mais les monstres cognent à la porte. Et plus on tente de les ignorer, plus leur présence devient écrasante.

L’acteur, lui, doit écouter ces coups sourds. Il doit jouer avec ces absents qui pèsent sur la scène. Il ne les montre pas, il ne les nomme pas forcément, mais il les sent, il les laisse peser sur ses gestes, ses silences, ses regards.

Ce travail de quarantaine émotionnelle, cette lutte pour tenir à l’écart ce qui menace d’envahir l’espace, c’est une mine d’or scénique. Cela crée du mouvement intérieur, de la tension, du mystère. Parce qu’on sent que quelque chose est tu. Quelque chose est là, sans être là.

Et le public le sent aussi.

Alors, quand on construit un rôle, posons-nous cette question : qu’est-ce que mon personnage fait taire ? Qu’est-ce qu’il refuse de voir ? Qu’est-ce qu’il a enfermé derrière une porte ? Et à chaque réplique, à chaque silence, laissons ce quelque chose frapper, frémir, s’infiltrer.

 

"Ici" n’existe pas sans "là" : une leçon d’espace pour l’acteur

Toutes les scènes se jouent dans un seul et même lieu : "ici". Pourtant, chaque personnage vit une version singulière de cet "ici" — un château écossais pour Macbeth, une forêt pour Rosalind, une plage pour Viola. Même nous, lecteurs ou écrivains, avons notre propre "ici". Ce mot semble banal, évident, presque transparent. Et pourtant, en y regardant de plus près, on découvre qu’"ici" n’a de sens que par contraste avec ce qui n’est pas "ici" — ce "là" qui lui donne forme.

Un "ici" chaleureux ne peut être perçu comme tel que parce qu’il existe, quelque part, un "là" froid, pluvieux ou lointain. Le simple fait de dire qu’on est "en haut" évoque immédiatement l’existence d’un "en bas". Ce que nous appelons "ici" est un puzzle construit à partir d’opposés invisibles mais puissants.

L’art de la mise en scène l’a bien compris : la chaleur d’un salon de Noël prend tout son sens si l’image commence dehors, dans le froid, sous la neige. Ce contraste active l’imaginaire du spectateur. Il en va de même pour le travail de l’acteur. La question "Où suis-je ?" ne peut se résoudre uniquement dans l’instant présent du plateau. Pour que le "ici" s’anime, il faut d’abord convoquer le "là", celui qui manque, celui qui menace, celui qui appelle.

Un acteur ne peut pas appuyer sur un bouton intérieur pour faire jaillir l’énergie. Il lui faut deux pôles, deux éléments qui s’opposent pour créer l’étincelle. Le château de sable n’a de sens qu’en présence de l’océan. Et l’océan vient avant. Le travail commence donc par le "là", par ce qui entoure, menace, ou définit l’espace scénique. C’est en regardant au loin que l’on donne vie à ce qui est tout proche.

 

Voilà pourquoi la chronologie du travail est capitale : l’espace hors scène ne peut pas être ajouté après coup comme un décor numérique. Il doit exister d’abord, dans l’imaginaire des comédiens. Il ne s’agit pas d’un supplément, mais du socle sur lequel repose la scène visible.

Le simple fait de retirer mentalement ce qui se passe "là-bas" suffit à mesurer son importance. Sans Duncan, pas de tension, pas d’urgence, pas de conflit. Le "là-bas" transforme les Macbeth en comploteurs fébriles, prêts à tout. 

 

Car ce qui se joue "ici", dans la pièce visible, dépend entièrement de ce qui menace "là-bas". Dans Roméo et Juliette, ce n’est pas seulement le balcon qui fait vibrer la scène : ce sont les parents endormis, la nourrice à l’affût, les rues pleines de Capulet et Montaigu. C’est ce hors-champ qui rend l’amour brûlant, risqué, urgent. Sans cela, pas de drame — et peut-être même, pas d’amour du tout.

Les Trois Sœurs fonctionnent selon la même logique. Le moteur de la pièce n’est pas sur scène : il est dans l’absence — Moscou, le passé perdu, les espoirs fanés… et surtout cette petite ville de province, si banale qu’elle en devient invisible. Mais c’est elle qui pousse, grince, s’infiltre, impose sa loi. Elle entre par la porte sous les traits de Natacha, s’installe, remplit les chambres d’enfants et d’ennui, jusqu’à évincer les trois sœurs dans le jardin. Cette ville jamais nommée gagne la partie.

Tout se joue là : dans cette pression extérieure, invisible mais constante. Chaque scène n’est que l’enfant d’une autre scène, cachée, voisine. Comme reliée par un cordon invisible. Si une scène paraît vide ou plate, inutile de chercher du côté du texte ou de la psychologie : il faut tendre l’oreille à ce qui se passe "à côté". Là se trouve l’élan vital. Là se cache le théâtre.

 

Le flux, ou l’art de jouer sans réfléchir

Ce qui fait vibrer une scène, ce n’est pas le texte, ni l’intention, ni même le jeu solitaire d’un acteur inspiré. Ce qui fait vivre l’espace théâtral, c’est le flux. Ce va-et-vient invisible entre les corps, cette circulation d’énergie que rien ne commande et que tout ressent. Le flux est impalpable — mais son absence est flagrante. Sans lui, les corps se figent, le regard devient vide, et l’acteur tombe dans le piège de la conscience de soi.

Entrer dans le flux, c’est cesser de réfléchir. C’est se laisser traverser. C’est réagir sans calcul, écouter avec tout son corps, sentir avec sa peau, et répondre avant même d’avoir compris. Les sportifs le savent. Un match de football vu du sol semble un désordre d’individus ; vu du ciel, c’est une danse, une géométrie mouvante, chaque geste appelant une réponse, chaque mouvement déclenchant un autre.

Les acteurs doivent aspirer à ce même état de murmuration — comme ces nuées d’étourneaux qui tournent ensemble sans collision, sans leader, sans plan. C’est magique, mais ce n’est pas un miracle. C’est une discipline. Une attention complète à l’autre. Une écoute plus large que les mots.

En répétition, tout doit viser cela : créer un espace de sécurité, d’écoute, de confiance, où ce flux peut émerger. Ce n’est pas un luxe, c’est le socle. Car sans flux, le théâtre n’a pas lieu. Avec le flux, tout devient possible : la justesse, le rythme, l’émotion — même l’imprévu.

Chaque acteur y a sa place. Chacun nourrit et est nourri par le flux. C’est une égalité subtile : pas dans les rôles, mais dans la nécessité d’être pleinement présent, de donner et de recevoir à parts égales. Le théâtre, alors, cesse d’être une démonstration pour devenir un événement partagé. Un souffle commun.

 

Ce n’est pas le personnage qui entre dans l’espace : c’est l’espace qui fait naître le personnage.

Le personnage n’existe pas en soi. Il n’a pas de réalité propre, pas de noyau immuable que l’acteur pourrait “trouver” ou “incarner”. Ce qui le fait exister, c’est l’espace autour de lui : le lieu, le moment, les objets, les sons, les autres corps, les tensions, les enjeux. C’est dans cette interaction que le personnage prend vie. Hors de l’espace, il n’est rien.

On croit parfois qu’on pourrait extraire un personnage de son contexte et le retrouver tel quel ailleurs. Mais non. Si Shakespeare vivait aujourd’hui, il ne serait pas Shakespeare. Le monde dans lequel il écrivait faisait partie intégrante de ce qu’il était. De la même manière, un personnage n’existe qu’en relation avec son temps, son décor, ses partenaires. Il n’est pas une chose transportable, une entité qu’on pourrait “posséder”. Il est un rapport.

Vivre, c’est cela aussi : être en relation constante avec l’espace. Respirer, voir, écouter, réagir. Dès que ces liens cessent, il n’y a plus de vie. Ce n’est pas un état, c’est un processus. Quand quelqu’un meurt, ce qu’on perd, ce n’est pas seulement une personne, c’est tout l’univers qu’elle formait avec l’espace — sa façon de rire, de s’énerver, de marcher, de regarder, d’exister avec et autour de nous. Ce que nous pleurons, c’est l’espace disparu avec elle, et la version de nous-mêmes qui vivait dans ses yeux.

Le personnage, c’est cela aussi : une constellation de relations. Même le plus solitaire des êtres est encore en relation avec l’air qu’il respire, le sol qu’il foule, les souvenirs qui l’habitent. L’idée qu’on pourrait “travailler” un personnage comme un objet à modeler est une illusion. Il n’y a rien à posséder. Il n’y a qu’à jouer avec ce qui nous entoure.

On ne “trouve” pas un personnage en explorant son âme ou en creusant son passé fictif. On le fait exister en jouant la situation. Ce sont les problèmes qu’il affronte, les décisions qu’il prend, les gestes qu’il tente, qui le révèlent. Le personnage est une action, pas une essence.

Il ne s’agit donc pas de “devenir” quelqu’un d’autre. Ce n’est pas possible, et ce n’est pas nécessaire. Il suffit d’entrer dans son espace, de voir ce qu’il voit, d’affronter ce qu’il affronte. Le personnage se forme à chaque seconde, dans chaque réaction, dans chaque tentative de réponse à ce qui l’entoure. Il est mouvant, instable, vulnérable — comme nous.

 

Ne te demande pas qui est le personnage. Demande-toi ce qu’il voit.

La tentation est grande, au théâtre, de chercher à "comprendre" un personnage. On veut connaître ses motivations, son passé, ses émotions profondes. On le traite comme une énigme à résoudre, une personnalité à cerner, un profil à dessiner. Mais cette démarche nous éloigne du jeu vivant. Le personnage n’est pas une psychologie à décortiquer : c’est un être en situation. Ce qui importe, ce n’est pas ce qu’il est, mais ce qu’il voit. Pas son essence, mais sa perspective.

La vraie question n’est pas : qui est Macbeth ? C’est : que voit Macbeth en ce moment précis ? Où est le problème ? À qui parle-t-il ?

L’ouverture d’Hamlet le dit mieux que n’importe quel manuel d’art dramatique. Première réplique de la pièce : « Qui est là ? » Pas « Que ressens-tu ? », pas « Comment vas-tu jouer la scène ? » — juste « Qui est là ? » Une question de situation, pas d’introspection.

Se poser ces questions simples mais puissantes :

  • Où suis-je ?

  • Que se passe-t-il autour de moi ?

  • Qui est en face ?

  • Que vois-je ?

  • Qu’est-ce qui m’inquiète ? Qu’est-ce qui me manque ?
    nous reconnecte immédiatement à la réalité du jeu, à l’instant présent.

À l’inverse, les questions de type comment ? ou pourquoi ? sont souvent des pièges. Elles nous font croire qu’il existe un mode d’emploi du personnage, une logique interne, une réponse définitive. Elles nous poussent à nous réfugier en nous-mêmes, à nous éloigner du plateau. On se regarde jouer. On s’analyse. On juge.

Et dès qu’on se met à juger, on prend de la hauteur. On ne regarde plus horizontalement, depuis le tunnel de la scène, mais depuis les gradins. On plane au-dessus du jeu. On devient metteur en scène de soi-même, au lieu de rester acteur engagé dans l’action.

Les personnages ne sont pas des machines programmables. Ce ne sont pas des "types". Ce sont des êtres en crise, confrontés à des situations mouvantes. Ils agissent non pas selon leur “nature”, mais selon ce qu’ils perçoivent ici et maintenant. Ce n’est qu’au contact du réel qu’ils se révèlent — ou qu’ils échouent. Le seul moyen de les incarner, c’est donc de regarder ce qu’ils regardent, d’écouter ce qu’ils entendent, de sentir ce qu’ils sentent dans l’espace qui les entoure.

 

Posez des questions de type "où / quoi / qui", et fuyez les "comment / pourquoi"

La liberté de jeu naît de la contrainte de l’espace. L’acteur ne doit pas chercher à interpréter un personnage de l’extérieur (par des questions de type comment le jouer ? pourquoi agit-il ainsi ?), mais à réagir concrètement à ce qu’il voit et perçoit dans l’espace du personnage.

L’illusion du choix infini : un piège

  • Se demander « comment dire la réplique ? » donne l’impression d’avoir mille options.

  • Mais en situation de crise (comme les personnages de Shakespeare), on n’a qu’une seule manière d’agir : celle que l’espace nous impose.

  • Plus l’acteur voit précisément l’espace du personnage, plus ses choix se resserrent. Et c’est cela qui rend son jeu vivant et nécessaire.

 

Exemple concret : Lady Macbeth et la scène du somnambulisme

Irina (la comédienne) ne doit pas jouer la folie de Lady Macbeth en se demandant comment elle se sent, mais voir ce qu’elle voit, ligne après ligne.

Exemples :

  1. « Yet here’s a spot! »

    • Qui ? → Une amie d’enfance

    • Où ? → Dans la salle de bain de son enfance

    • Quoi ? → Une tache puante, minuscule, sur le doigt

  2. « One: two: why, then, ’tis time to do’t. »

    • Où ? → Dans le château, avec la cloche du meurtre de Duncan à la main

    • Qui ? → Elle parle à Macbeth dans son esprit

  3. « Hell is murky. »

    • Où ? → En enfer, mais ce n’est pas ce à quoi elle s’attendait : c’est sombre, flou, silencieux

    • Quoi ? → Elle appelle à travers le brouillard, à la lueur d’une bougie

Chaque ligne correspond à une nouvelle bascule spatiale, comme un montage de rêve.
Chaque changement d’espace impose une action, un regard, un rapport.

 

Le vrai travail de l’acteur

  • Repérer quand l’espace change dans la scène (il peut y avoir jusqu’à 15 bascules dans cette scène).

  • Se poser systématiquement trois questions :

    • Où suis-je ?

    • Que vois-je ?

    • À qui je parle ?

  • Laisser ensuite l’espace dicter l’action et la voix : voir d’abord, parler ensuite.

  • Ne pas chercher une cohérence psychologique globale du personnage : tout naît de ses réactions immédiates à l’espace.

 

Le danger des "comment / pourquoi"

  • Ces questions éloignent de la réalité de l’instant.

  • Elles donnent l’illusion de tout contrôler, ce qui est antithéâtral.

  • Elles rendent l’acteur supérieur au personnage, ce qui coupe toute empathie vivante.

  • Le personnage ne devient vivant que dans sa collision avec l’espace.

 

De la "neutralité" à l’impasse : pour un jeu viscéral

Ne jouez pas une simple situation. Jouez une impasse : un danger immédiat, vécu de l’intérieur, qui engage tout votre corps. Ce n’est pas une analyse, c’est un combat. C’est l’espace qui vous impose ses choix.

 

L’exemple du père et de son fils dans la rivière

  • Le fils tombe dans un fleuve en crue, le père l’attrape par la cheville, s’accroche à un buisson épineux, glisse dans la boue. Le fils commence à bleuir.

  • Ce que le père vit n’est pas une "situation", mais une impasse vitale. Il lutte. Il ne peut pas réfléchir, ni choisir.

  • Il agit, parce qu’il ne peut pas faire autrement.

Situation ou impasse ?

  • Situation donnée (Stanislavski) : les éléments objectifs de la scène (pluie, froid, boue, courant…).

  • Mais ce mot peut donner l’illusion d’un cadre neutre, comme si l’acteur pouvait observer la scène à distance.

  • Or l’acteur ne doit pas voir la scène de l’extérieur, mais de l’intérieur : comme une impasse en train de se refermer.

L’impasse : un espace en crise, vu par un seul regard

  • Une impasse, c’est quand l’espace devient une menace : instable, glissant, dangereux.

  • Ce n’est pas un danger général, mais une urgence subjective, propre à chaque personnage.

  • Deux personnages dans une même scène ne vivent jamais la même impasse, car chacun perçoit l’espace à sa manière.

Agir sans distance

  • Dans une vraie impasse, l’acteur ne choisit pas : il réagit.

  • Toute son énergie, tout son corps, toute sa mémoire sont absorbés dans un seul geste : tenir la cheville, attraper la lampe, ouvrir la porte.

  • L’acteur ne doit jamais surplomber la scène. Sinon, il devient un dieu, et le personnage s’éteint.

Hamlet, Lady Macbeth, Othello…

  • Hamlet suit un fantôme. Lady Macbeth pousse au meurtre alors qu’elle pourrait faire demi-tour. Othello tue sur un soupçon.

  • Nous, spectateurs, voyons leurs erreurs. Mais eux sont coincés dans leur impasse.

  • Pour eux, il n’y a pas d’alternative. L’espace décide à leur place.

 

Cherchez la situation critique.

Une bonne façon de décrire une  situation critique, serait : « ce qui rend une histoire digne d’être racontée. » En réalité, une situation critique est la seule chose qui ait jamais rendu une histoire digne d’être racontée.

On pense souvent que ce sont les personnages ou l’intrigue qui nous accrochent dans une pièce. Ce n’est pas vrai. Ce qui nous happe, c’est la situation critique. C’est elle qui crée un lien brûlant et personnel avec la pièce. Elle est le fil rouge de l’empathie, et l’empathie est le cœur battant de tout bon théâtre.

 

Un mot sur l’empathie.

L’empathie, ce n’est pas la même chose que la sympathie. La sympathie est inscrite dans nos gènes : c’est ce réflexe de voir l’autre comme semblable à soi. On l’apprend bébé, en imitant notre mère. Elle fait une grimace, on la refait. Elle fait coucou, on répond. Ce mimétisme est essentiel à notre développement. La sympathie construit les relations par la ressemblance.
« Je t’aime bien parce que tu me ressembles. » C’est rassurant.
Mais un jour, on se rend compte que l’autre n’est pas tout à fait comme nous. Et là, le choc commence – souvent vers deux ans… et ça peut durer toute une vie.

Si on pense qu’on ne peut aimer que ceux qui nous ressemblent, les conséquences peuvent être terribles. La sympathie peut dresser des murs et déclencher des guerres. Beaucoup partent en guerre au nom de la sympathie, par amour pour les leurs, contre ceux qui ne sont pas comme eux. On doit manier la sympathie avec prudence.

L’empathie, elle, est bien plus difficile et moins instinctive. Elle demande de voir l’autre tel qu’il est, depuis sa position, pas la nôtre. Ce n’est pas confortable. La sympathie, c’est un bon bain chaud. Mais tous les bains finissent par refroidir.
L’empathie, elle, soutient l’amour bien mieux que la sympathie, car elle permet à l’autre d’être différent de nous.

Au théâtre, on ne cherche pas à faire en sorte que tout le monde ressente la même chose en même temps. Ça, c’est de l’écriture industrielle, pas du théâtre. On invite le public à faire la pièce avec nous, avec son imagination. Et cette imagination, on ne peut ni la contrôler ni la forcer. Si deux spectateurs voient deux choses totalement différentes, tant mieux !
Mais dès qu’on cherche à forcer l’identification avec un personnage, on tombe dans le sentimentalisme. Il n’y a plus de place pour l’ambiguïté, pour l’incertitude humaine – bref, pour la vie. On devient plat.

 

L’importance de la situation critique

Avec l’empathie, le théâtre nous permet de ressentir l’intime d’un autre être humain, et de visiter des endroits en nous que nous évitons. Une situation critique n’est pas une identification, c’est une projection empathique :

« Je ne suis pas ce personnage, mais je peux imaginer ce qu’il vit. »
C’est ce qui permet au public de se sentir concerné.

Un spectacle, c’est un endroit où l’on partage, en sécurité, des expériences de situations critiques. Tout ce qu’on y trouve – récit, personnages, images – est un véhicule pour cette situation.
C’est la lutte entre l’humain et l’espace qui crée l’électricité entre scène et salle.

 

Prenons Roméo et Juliette. Difficile de s’identifier à deux ados nobles de la Renaissance italienne. Mais on comprend immédiatement leur situation : l’espace autour d’eux les empêche de s’aimer.
Et ça, c’est universel. On a tous connu ce balcon de Juliette, cette distance douloureuse entre nous et ce qu’on aime.

Dans Le Roi Lear, quand Régane dit après avoir crevé les yeux de Gloucester :

« Jetez-le dehors, qu’il sente son chemin jusqu’à Douvres »,
Shakespeare ne dit pas « Gloucester est aveugle ». Il nous fait ressentir l’aveuglement. On voit Gloucester reniflant l’air comme une bête, son nez frémissant. En une image, l’empathie est déclenchée.

Il n’y a jamais de scène sans situation critique. Même dans la comédie la plus légère, le personnage est en train de vivre une petite catastrophe. Il n’y a pas de théâtre sans ça. Et c’est ce qui libère l’imagination.

 


Et si le personnage ne savait pas ce qu’il voulait ?

On nous a souvent répété cette fameuse question censée débloquer le jeu : « Que veut ton personnage ? » — et parfois, ça marche. Certains acteurs s’éclairent, s’élancent, se structurent autour de cette quête. Parfait.

Mais soyons honnêtes : pour d’autres, cette question fige, crispe, réduit. Pourquoi ? Parce que dans la vraie vie, nous-mêmes, êtres humains tout ce qu’il y a de plus complexes, ne savons pas toujours ce que nous voulons ! Et du coup, pourquoi notre personnage, lui, serait supposé le savoir avec clarté et certitude ?

Prenons Macbeth. On pourrait croire qu’il tue Duncan parce qu’il veut devenir roi. Simple. Clair. Ambition. Sauf que… non. Pas vraiment. Pas tout à fait. Il n’a jamais l’air de savourer cette ambition. Il doute, il tergiverse, il se tourmente. Il passe plus de temps à expliquer pourquoi il ne devrait pas tuer que l’inverse. Et nous ? En tant que spectateurs ? Si on réduit Macbeth à une bête histoire d’ambition, on finit par s’ennuyer. Parce que ce n’est pas ça, la question.

L’humain, c’est le mystère. L’inexplicable. Parfois on agit contre notre propre intérêt, sans savoir pourquoi. On mange ce deuxième donut. On explose sans raison. On sabote ce qu’on aime. Et le théâtre, le vrai, le vivant, c’est ça : ce qui reste incompréhensible même quand tout est clair.

Donc, non : « Que veut le personnage ? » n’est pas toujours la bonne question. Essayons plutôt : qu’est-ce qui le pousse ? Qu’est-ce qu’il fuit ? Qu’est-ce qu’il redoute ? Ne cherchez pas seulement la carotte, cherchez le bâton. Il y a toujours une menace, un danger, un inconfort, un dread — cette ombre sourde dans un coin de la scène, toujours présente.

Le théâtre, ce n’est pas résoudre, c’est explorer. On ne joue pas pour affirmer, mais pour interroger. Et les meilleures questions sont souvent celles qui n'ont pas de réponse.

 

Ne cherchez pas ce que veut le personnage. Cherchez ce qu’il redoute.

Les humains ont toujours connu la peur, la crainte. C’est un moteur très puissant. Si notre espèce a survécu, c’est parce que nos ancêtres redoutaient que leurs enfants meurent. Aujourd’hui encore, quand un bébé naît, ses parents sont fous de joie… mais très vite, cette joie est accompagnée d’une peur : et si ce bébé mourait ?

La crainte n’a pas besoin d’être créée. Elle fait partie de nous. Elle est souvent à l’origine de nos plus grandes œuvres. Regardez les monuments anciens comme Stonehenge : ils ont peut-être été construits parce que les gens avaient peur que le soleil ne se lève plus, que les récoltes échouent, que les dieux se mettent en colère.

Mais la crainte revient toujours. Elle est là, dans les petites choses comme dans les grandes. Vous trouvez l’appartement de vos rêves ? Tout de suite, vous vous dites : « Et si quelqu’un d’autre le prenait avant moi ? » Vous attendez un ami dans un café ? Vous sortez votre téléphone, même s’il n’y a rien de nouveau à voir. Pourquoi ? Peut-être parce qu’être assis là, sans rien faire, vous rend un peu vulnérable. On se sent plus en sécurité quand on s’occupe.

La peur fait partie de notre cerveau. Elle est souvent floue, sans cause précise, et ça la rend encore plus angoissante. Alors, on cherche une explication, on invente des causes. Comme cette enfant qui se met un drap blanc sur la tête pour faire le fantôme : on a besoin de rendre visible ce qui nous fait peur. On donne une forme à la peur, pour se sentir un peu plus en contrôle.

Nietzsche disait que l’humanité a inventé la culpabilité pour donner du sens aux souffrances qu’elle ne comprenait pas. Si la peste arrive, ce n’est pas par hasard, c’est parce que j’ai fait quelque chose de mal. C’est une manière de ne pas se sentir impuissant.

Mais même si la peur prend une forme (maladie, échec, perte…), elle finit toujours par changer de visage. On ne peut pas s’en débarrasser. Elle revient autrement. Comme l’hypocondriaque qui pense avoir une tumeur, puis une autre maladie, même après de bons résultats médicaux. La peur change juste de costume.

Pour les acteurs, il est souvent inutile de chercher ce que veut un personnage. Il vaut mieux chercher ce qu’il redoute. C’est plus riche, plus vivant. Jouer l’amour de Roméo pour Juliette peut vite devenir ennuyeux. Mais s’il a peur de la perdre ou qu’elle ne l’aime pas en retour, alors la scène prend vie.

Dans Macbeth, ce n’est pas tant le désir de devenir roi qui pousse Macbeth à tuer, c’est la peur d’échouer. Lady Macbeth ne parle pas tellement de son envie d’être reine. Elle a surtout peur que son mari ne soit pas assez « homme » pour commettre le meurtre. Ce n’est pas la volonté qui les guide, mais la peur de rater, d’être seuls, d’être faibles.

les Macbeth errent de frayeur en frayeur, comme deux enfants perdus dans une forêt. Ils se tenaient la main au départ, mais se perdent peu à peu, noyés dans une nuit de plus en plus obscure. Leur solitude devient abyssale. Leur peur est plus grande que leur crime. Ce sont deux êtres disloqués, accrochés à l’idée que tuer les rendrait entiers.

Leur trajectoire est celle d’un suicide à petit feu. Comme Hamlet ou Othello, Macbeth s’impose une tâche insensée qui l’amène inévitablement à sa perte. Mais ce qui les pousse n’est pas un but : c’est une fuite. Ils courent non vers un objectif, mais loin d’un effroi indicible. Pour jouer ces personnages, l’acteur gagnera à se demander non pas ce qu’ils veulent, mais ce qu’ils fuient. Le désir est trompeur. Ce qui mobilise vraiment l’humain, c’est la peur de perdre ce qu’il a, ou ce qu’il croit être. Le moteur de la tragédie, ce n’est pas l’ambition : c’est la terreur de ne pas exister.

 

Même les comédies sont traversées par cette crainte. Dans The Importance of Being Earnest, les personnages semblent terrifiés à l’idée d’être banals, ordinaires. Ils parlent tous de manière exagérée, un peu ridicule, comme pour se persuader qu’ils sont spéciaux.

Dans Les Trois Sœurs de Tchekhov, Irina est bouleversée parce qu’elle a oublié un mot italien. Les trois sœurs ont peur de devenir comme les habitants de la ville, qu’elles méprisent. Elles rêvent d’aller à Moscou, mais ne partent jamais. Pourquoi ? Parce qu’elles ont peur de ne pas y être spéciales non plus. Alors elles restent, coincées, paralysées par la peur.

 


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