Diderot

 

« Ressouvenez-vous qu’il n’y a point de principe général. Je n’en connais aucun de ceux que je viens d’indiquer, qu’un homme de génie ne puisse enfreindre avec succès. »
(Discours sur la poésie dramatique, 1758)-Diderot

Denis Diderot (1713-1784) était un écrivain, philosophe, encyclopédiste et critique littéraire français du XVIIIe siècle.
Il était l’une des figures les plus importantes de la période
des Lumières, un mouvement intellectuel majeur en Europe qui a promu la pensée rationnelle, la tolérance et la diffusion des connaissances.
Sa contribution à la pensée philosophique et littéraire a eu un impact considérable sur la culture occidentale .

Pour situer Diderot dans son époque, il faut d’abord dresser le tableau du XVIIIe siècle sous le règne de Louis XV tel qu’il pouvait être perçu par un observateur averti à Paris. Ce siècle est marqué par des guerres, des explorations, des entreprises coloniales et des théories économiques émergentes. Plus précisément, il est aussi traversé par des conflits politiques et religieux, notamment l’opposition entre le Parlement janséniste et la Cour acquise aux jésuites.

Au premier plan, dans le contexte intellectuel des Lumières, se multiplient débats philosophiques, journaux, pamphlets et essais. Quant à Diderot lui-même, il se révèle sous de multiples facettes, comme dans un jeu de miroirs : philosophe s’interrogeant sur la matière, le mouvement, la vie et l’âme ; critique d’art ; directeur de l’Encyclopédie, improvisant, compilant et s’instruisant de divers savoirs ; dramaturge à la fois théoricien et moralisateur ; conteur et satiriste mordant ; ou encore épistolier engagé.


La critique de la médiocrité

Diderot entreprend dans les années 1750 une réforme du théâtre qui s’inscrit dans une critique virulente de la médiocrité dramatique de son époque. À travers ses deux pièces Le Fils naturel (1757) et Le Père de famille (1758), accompagnées de réflexions théoriques (Entretiens sur le Fils naturel et Discours sur la poésie dramatique), il dénonce les limites du théâtre classique et les règles rigides qui brident la créativité des auteurs. Il estime que la codification excessive du théâtre, héritée du XVIIe siècle, a conduit à une production artificielle, sans naturel ni vérité, incapable d’émouvoir le spectateur.

Diderot reproche aux théoriciens de l’aristotélisme français d’avoir transformé des observations particulières en lois générales, imposant des conventions qui entravent l’innovation. Selon lui, les tragédies contemporaines, en cherchant à respecter ces règles, produisent des intrigues trop complexes et des enchaînements d’événements peu vraisemblables. Il plaide donc pour un théâtre plus proche de la vie, où les actions et les émotions des personnages reflètent la réalité humaine.

Dans ses écrits, il revendique le droit pour l’artiste de transgresser les règles établies, affirmant qu’un homme de génie peut les enfreindre avec succès. Il insiste sur la nécessité de repenser l’illusion théâtrale : le spectateur ne doit pas être conscient de l’artifice, mais croire pleinement à ce qu’il voit sur scène. Cette exigence le conduit à poser les bases du drame bourgeois, un genre intermédiaire entre la comédie et la tragédie, mettant en scène des personnages issus de la classe moyenne et confrontés à des dilemmes moraux.

Enfin, Diderot condamne l’effet déshumanisant des règles classiques, qui réduisent les personnages à des figures figées et les comédiens à des automates. Dans sa Lettre à Mme Riccoboni (1758), il déplore que les conventions théâtrales aient transformé le jeu des acteurs en une mécanique rigide et artificielle, ruinant ainsi la vraisemblance et le plaisir du spectateur. Il appelle donc à une réforme du jeu et de la mise en scène, anticipant ainsi des évolutions majeures du théâtre moderne.

 

L'imitation idéale dans le théâtre selon Diderot

l’esthétique de Diderot repose sur une formule essentielle : « Il faut imiter la nature. ».

Pour Diderot, l’imitation de la nature et la vérité sont les impératifs catégoriques de l’art théâtral. Son approche critique des règles classiques découle de cette conviction, car il considère que ces règles constituent des obstacles à l’imitation de la nature et à la production de l’illusion au théâtre. 

Dans Les Bijoux indiscrets, Diderot illustre comment les spectateurs modernes ne peuvent plus croire à la réalité de ce qui se passe sur scène, en raison de la démarche empesée des acteurs, de la bizarrerie de leurs vêtements, de l’extravagance de leurs gestes, et de l’emphase d’un langage singulier. Selon Diderot, l’illusion théâtrale n’est plus possible dans ce contexte.

 

Diderot accorde à la mimèsis une place prépondérante dans la création artistique, comme Aristote. Il considère que tous les arts reposent sur l’imitation de la nature. Dans ses Entretiens sur le Fils naturel, il affirme que la philosophie, la poésie, la musique, la peinture, et la danse ont pour but l’imitation de la nature. Cependant, Diderot distingue deux types d’imitation : l’imitation-copie, qui reproduit des apparences, et l’imitation idéale, qui dépasse les apparences.

« L’imitation-copie n’a jamais eu pour Diderot qu’un rôle secondaire. »

 

L’imagination est un moyen privilégié pour réaliser l’imitation idéale. Selon Diderot, l’imagination permet à l’artiste de passer de sons abstraits et généraux à des représentations sensibles, ce qui transforme l’artiste en peintre ou poète. Cette conception est proche de celle d’Aristote, qui pose la mimèsis comme une tendance naturelle à l’homme dès l’enfance.

 

Il fait aussi la distinction entre les philosophes, qui se réfèrent à la nature telle qu'elle est, et les poètes, qui l'envisagent comme elle pourrait être. Cette « feintise » du poète, par rapport au raisonnement du philosophe, souligne la différence de rapport au réel, essentielle pour comprendre l'esthétique de Diderot. Sa redéfinition du vraisemblable par rapport à Aristote constitue un point fondamental dans sa théorie du théâtre.

 

Vérité et vraisemblance selon Diderot

Pour Diderot, l'imitation artistique ne se limite pas à refléter la réalité, mais vise à révéler la vérité de la nature. Contrairement aux théoriciens classiques qui opposent le vrai au vraisemblable, Diderot fonde la vraisemblance sur le vrai, considérant qu'il est essentiel de représenter les hommes tels qu'ils sont, plutôt que comme ils devraient être. Cette approche privilégie la "Nature Vraie" sur la "Belle Nature", critiquant ainsi les conventions esthétiques qui limitent l'art.

Dans ses Entretiens, Diderot plaide pour la vérité sur scène, citant des exemples d'œuvres antiques comme Philoctète de Sophocle, où la représentation de la douleur humaine doit primer sur les règles de bienséance. Il s'oppose à la décence qui, selon lui, dénature l'œuvre. Les émotions authentiques, même brutales, doivent être exprimées pour toucher le spectateur profondément.

Diderot considère que la vérité se manifeste dans l'authenticité des émotions humaines, et il associe les adjectifs "vrai", "naturel" et "simple" pour décrire son idéal esthétique. La simplicité, essentielle à la beauté d'une œuvre, est une qualité naturelle, et Diderot encourage les artistes à se concentrer sur cet aspect pour créer des œuvres qui imitent fidèlement la nature. Ainsi, le retour à la nature est fondamental pour garantir la vérité de l'art, puisque la véritable esthétique repose sur l'expression fidèle du caractère de chaque chose.

 

L’ordre de la nature chez Diderot

Diderot soutient que la nature enseigne à l'artiste à la fois la vérité et la beauté, affirmant que vérité et beauté sont intrinsèquement liées. Dans son Traité du beau, il définit le beau comme la perception des rapports harmonieux entre les éléments d'un tout. Il distingue le beau naturel, issu des œuvres de la nature, et le beau d’imitation, qui représente les créations artistiques. Pour lui, la beauté d'imitation repose sur la conformité de l'image à la réalité, tout comme la vérité repose sur la conformité de nos jugements à l'être.

Diderot critique le concept de "Belle Nature", arguant que la nature est naturellement belle et que toute tentative de l'améliorer par l'art peut lui nuire. Dans ses réflexions, il souligne qu'un artiste ne doit pas altérer la nature, car celle-ci possède une rusticité et une authenticité qui conviennent à l'imitation. Il illustre cette idée avec l'exemple des arbres, où la nature crée des formes irrégulières que l'art ne doit pas tenter de modifier.

L'art et la nature, selon Diderot, se rejoignent dans leur capacité à produire des œuvres. À un certain degré de perfection, l'art peut égaler la nature, et vice versa, au point où l'on ne distingue plus l'un de l'autre. Cette fusion idéale entre nature et art vise à dissimuler les techniques artistiques pour révéler la nature telle qu'elle est. Diderot affirme que l'effet artistique repose sur l'effacement de l'art, permettant au spectateur de percevoir une portion de l'univers, où l'art et l'artiste deviennent invisibles. En élevant la nature comme critère ultime de vérité et de beauté, il remet en question les règles conventionnelles, suggérant qu'elles sont souvent insuffisantes par rapport à la réalité naturelle.

 

Moralité de l’art chez Diderot

Diderot considère que l’art ne doit pas seulement rechercher le vrai et le beau, mais aussi le bon, ces trois qualités étant inséparables. Il affirme que l’art a une vocation morale et que la quête esthétique est indissociable d’une réflexion éthique. Pour lui, peinture et théâtre doivent non seulement révéler la beauté et la vérité de la nature, mais aussi mettre en valeur la vertu et rendre le vice odieux.

Dans cette perspective, Diderot défend un théâtre sérieux et honnête, destiné à inspirer aux spectateurs l’amour de la vertu et le rejet du vice. Il considère que le poète dramatique doit choisir ses sujets en fonction des devoirs des hommes, afin de proposer des modèles vertueux au public. Loin de se limiter à un simple divertissement, le théâtre a ainsi une mission éducative et politique.

Diderot regrette que les salles de spectacle de son époque soient trop petites pour jouer pleinement ce rôle moral et social. Il idéalise le théâtre antique, capable de toucher une nation entière et de transformer le spectacle en une tribune publique. Cette vision rejoint l’utopie rousseauiste de la fête civique, où spectateurs et acteurs communient dans un même événement. Selon lui, le théâtre doit être un moment de célébration collective, unissant les hommes autour de la vertu et de l’intérêt général.

 

Un théâtre des idées

Diderot défend une vision engagée du théâtre, qu'il considère comme un puissant levier de transformation morale et sociale. Pour lui, le théâtre a une fonction publique essentielle : il peut améliorer l’homme et même élever tout un peuple. Plus une société est corrompue, plus le théâtre moral et sérieux y sera utile, car il permettra aux spectateurs de se détourner du vice et de se réconcilier avec l’humanité.

Face à la décadence des mœurs du XVIIIe siècle, qu’il associe à l’affaiblissement de l’aristocratie, Diderot voit dans l’art un moyen de restaurer des valeurs morales en accord avec l’essor de la bourgeoisie. Il souhaite que tous les arts contribuent à promouvoir la vertu et à rejeter le vice.

Ce théâtre des idées ne se réduit pas à un théâtre à thèse où l’auteur imposerait son opinion. Au contraire, il donne corps aux idées et permet de débattre de questions morales importantes sans nuire à l’action dramatique. Cette approche influencera plus tard Antoine Vitez, qui insistera sur la capacité du théâtre à faire parler les idées comme des personnages à part entière.

 

D’une école de la vertu à une dramaturgie des pleurs

Diderot défend un théâtre qui éduque le spectateur en éveillant sa sensibilité. Il considère que l’émotion joue un rôle central dans la transformation morale de l’homme : c’est en touchant les cœurs que le théâtre peut réformer les âmes. Loin de prôner un simple enseignement intellectuel, il mise sur l’attendrissement du spectateur pour le ramener à sa nature fondamentalement bonne, pervertie par la société.

Cette approche repose sur une véritable théorie de l’effet théâtral, qui ne vise pas à transmettre des idées abstraites, mais à imprimer une marque durable dans l’esprit du spectateur. Ce processus rappelle la catharsis aristotélicienne, mais Diderot la reformule en une catharsis morale fondée sur l’effusion des larmes plutôt que sur la purgation des passions.

Ainsi, la dramaturgie de Diderot ne se limite pas à un discours moral : elle explore de nouvelles formes expressives du pathétique, qui passent par la gestuelle, la mise en scène et l’intensité dramatique des situations. Cette recherche d’un langage émotionnel total, influencée par le roman et la peinture, annonce des évolutions esthétiques majeures, notamment le préromantisme et la quête d’un théâtre profondément humain et sensible.


Plein feux sur l'acteur

 

Le Paradoxe sur le comédien, comme bien d’autres textes de Diderot, se présente sous la forme d’un dialogue entre deux
interlocuteurs, le Premier et le Second. Le « Premier », que plusieurs indices du texte nous invitent à identifier à Diderot
- est « l’homme au paradoxe », voire, à la fin, « l’homme paradoxal ».
En voici la thèse.
Diderot soutient qu’un grand acteur ne doit pas être sensible ; il ne doit pas, en d’autres termes, éprouver les émotions
qu’il exprime ; « c’est l’extrême sensibilité qui fait les acteurs- médiocres ; c’est le manque absolu de sensibilité qui prépare
les acteurs sublimes. »

Un jeu naturel

Avec l'avènement du drame bourgeois, le jeu des acteurs évolue pour répondre aux exigences du réalisme illusionniste. Jusqu'au début du XVIIIe siècle, le jeu tragique en France reste figé : les comédiens déclament leur texte avec emphase, immobiles à l'avant-scène et sans véritable interaction avec leurs partenaires. Molière, dans L'Impromptu de Versailles, tourne en dérision ce style ampoulé, moquant les Grands Comédiens de l’Hôtel de Bourgogne pour leur diction artificielle et leurs postures grandiloquentes.

Au XVIIIe siècle, une réforme du jeu s’amorce sous l’influence de penseurs et d’acteurs progressistes. Mademoiselle Clairon, célèbre tragédienne, incarne ce changement. Encouragée par Marmontel, elle abandonne progressivement la déclamation excessive et adopte un jeu plus nuancé, basé sur la sensibilité et la variation des émotions. Elle innove également en troquant la traditionnelle robe à paniers pour des costumes plus adaptés aux personnages qu'elle incarne. Son interprétation réaliste marque profondément Voltaire, qui, bouleversé par son jeu dans Électre, s'exclame : « Ce n’est pas moi qui ai écrit cela, c’est elle ; elle a créé son rôle. »

Plusieurs facteurs contribuent à cette transformation du jeu scénique. D'abord, la suppression des banquettes sur les parties latérales de la scène en 1759 libère de l’espace, permettant aux comédiens d’adopter un jeu plus dynamique et mobile. Ensuite, l’influence des comédiens étrangers, notamment anglais et italiens, bouleverse les conventions françaises. Voltaire, après un séjour en Angleterre en 1730, fait l’éloge du jeu plus naturel et expressif des acteurs britanniques, tandis que David Garrick popularise un style de jeu plus spontané en France.

Les Comédiens Italiens, quant à eux, pratiquent un théâtre fondé sur l’improvisation et l’interaction avec leurs partenaires plutôt qu’avec le public. Diderot, admiratif, souligne leur liberté de jeu et leur capacité à donner l’illusion d’une action spontanée. Évariste Gherardi, célèbre interprète d’Arlequin, décrit cette approche dans son Avertissement au Recueil, expliquant qu’un bon comédien ne joue pas seulement de mémoire, mais compose son rôle en interaction avec ses partenaires, contrairement aux acteurs français figés dans une récitation mécanique.

 

Le pouvoir émotionnel du geste

Éminemment précurseur, Diderot est le premier théoricien à soutenir que le geste peut déclencher une réaction émotionnelle sur le spectateur plus forte que la parole. «Il y a des gestes sublimes, que toute éloquence oratoire ne rendra jamais », déclare-t-il dans la Lettre sur les sourds et muets à l'usage de ceux qui entendent et qui parlent, en 1751. Il illustre cette idée en évoquant la scène  muette de Lady Macbeth qui l'a bouleversé :

Le somnambulisme de Lady Macbeth (Shakespeare) : le simple geste de se laver les mains en silence exprime le remords bien plus que n'importe quel discours.

« La somnambule Macbeth s'avance en silence (acte V, scène 1), et les yeux fermés, sur la scène, imitant l'action d'une personne qui se lave les mains, comme si les siennes eussent encore été teintes du sang de son roi qu'elle avait égorgé il y avait plus de vingt ans. Je ne sais rien de si pathétique en discours que le silence des mains de cette femme. Quelle image du remords ! (...)

 

    Diderot allait jusqu'à se boucher les oreilles pour juger uniquement le jeu gestuel des acteurs. Il défend aussi l’idée que la musique doit être intégrée au théâtre et non rester un simple accompagnement, rejoignant ainsi les aspirations d’un "théâtre total" que Wagner développera plus tard.

     

    Il insiste sur l'importance de la pantomime, qu’il considère comme un art perdu des Anciens. Pour lui, l’acteur ne doit pas simplement réciter son texte, mais incarner physiquement les émotions à travers des gestes et des mouvements. Il valorise également la danse, qu’il voit comme une extension naturelle de la pantomime, et demande que celle-ci soit notée, afin d’assurer une continuité dramatique.

     

    Ainsi, en soulignant l’importance du langage corporel, Diderot ouvre la voie à une transformation majeure du théâtre : il ne s’agit plus seulement de dire, mais aussi de montrer et de faire ressentir à travers le jeu des corps. Cette intuition sera reprise plus tard par les dramaturges du XXe siècle, comme Brecht ou Artaud, qui exploreront chacun à leur manière le pouvoir de l’image et du geste sur scène.

     

    Le Paradoxe sur le comédien 

    Au XVIIIe siècle, un débat divise les théoriciens du théâtre : un comédien doit-il ressentir réellement les émotions de son personnage pour bien jouer, ou doit-il au contraire maîtriser son jeu par la technique et l’intelligence ? Cette question se retrouve au cœur du Paradoxe sur le comédien, un texte rédigé par Denis Diderot entre 1770 et 1773, mais publié seulement après sa mort, en 1830.

    Deux conceptions opposées du jeu d’acteur

    Depuis le XVIIe siècle, deux visions du métier d’acteur s’affrontent :

    1. L’acteur sensible, qui ressent véritablement les émotions de son personnage. Selon cette approche, défendue notamment par Luigi Riccoboni, le comédien doit se laisser envahir par ses sentiments pour offrir une performance authentique. Il vit son rôle et partage ainsi une émotion sincère avec le spectateur.
    2. L’acteur maître de son art, qui joue avec méthode et contrôle. François Riccoboni, fils du précédent, pense au contraire que l’émotion ressentie est un piège : un acteur ne doit pas dépendre de son état d’âme, mais plutôt s’appuyer sur une technique rigoureuse.

    C’est dans ce second courant que s’inscrit Denis Diderot, en développant une thèse radicale : le grand acteur est celui qui ne ressent rien.

    Le paradoxe de Diderot : l’acteur doit être froid pour émouvoir

    Diderot affirme que le comédien qui joue avec son émotion est inconstant : il ne peut pas reproduire exactement la même intensité à chaque représentation. Si un acteur pleure réellement en jouant une scène tragique, il sera peut-être fatigué le lendemain et son jeu sera moins convaincant.

    À l’inverse, celui qui contrôle parfaitement son jeu peut répéter la même performance avec précision. Il n’a pas besoin de ressentir l’émotion : il sait comment la recréer grâce à une maîtrise du geste, de la voix, de la diction et des attitudes. Pour Diderot, l’acteur idéal est un observateur et un technicien qui étudie les émotions humaines, mais ne les vit pas. Il doit être capable d’imiter la passion sans jamais se laisser envahir par elle.Diderot écrit ainsi :

     « C’est l’extrême sensibilité qui fait les acteurs médiocres ; c’est la sensibilité moyenne qui fait les acteurs passables ; et c’est l’absence totale de sensibilité qui prépare aux grandes choses. »

    Ce paradoxe repose donc sur une idée forte : c’est en restant froid que le comédien parvient à émouvoir le spectateur.

    Un débat encore actuel

    Aujourd’hui encore, cette opposition entre ressenti et maîtrise technique divise les écoles de théâtre. Certains courants, comme la méthode Stanislavski ou l’Actors Studio, prônent un jeu basé sur l’intériorisation et l’expérience personnelle. D’autres, au contraire, mettent l’accent sur la précision gestuelle et vocale, dans l’héritage de Diderot.

    Finalement, la question demeure ouverte : un bon comédien doit-il ressentir ou imiter l’émotion ?

     


    Un théâtre entre texte et mise en scène

     

    Dans la tradition théâtrale classique, le texte dramatique était souvent considéré comme une entité autonome, distincte de sa mise en scène. Aristote et d’Aubignac, par exemple, séparaient nettement l’écriture du texte et son interprétation scénique. Diderot, lui, bouleverse cette conception en intégrant directement les indications de jeu dans ses pièces, développant ainsi une "écriture alternée" où le dialogue et la mise en scène se répondent.

    Un texte dramatique enrichi par les didascalies

    Diderot accorde une importance particulière aux monologues, moments clés où le spectateur partage les pensées intimes d’un personnage. Dans Le Fils naturel, le monologue inaugural de Dorval est accompagné de didascalies détaillées, précisant ses gestes, son agitation, ses hésitations. Cette manière d’écrire ne se contente pas de donner des indications aux acteurs, elle construit le jeu dans le texte lui-même, guidant la mise en scène.

    👉 Exemple :
    Dorval, seul, tiraillé entre l’amour et la loyauté, alterne gestes expressifs et phrases brèves, rythmant ainsi le texte et le jeu :

    • Il essaie de dormir, en vain.
    • Il lit, mais sans comprendre.
    • Il marche, s’interrompt, crie un nom…
      💡 Ici, les actions et les paroles s’entrelacent, offrant un modèle de théâtralité où l’expression passe autant par le geste que par le verbe.

    Les scènes simultanées : une nouvelle organisation du drame

    Diderot va encore plus loin en imaginant des scènes simultanées, où plusieurs actions se déroulent en parallèle sur le plateau. Pour éviter la confusion, il propose une technique novatrice :
    📌 Hiérarchiser les scènes : distinguer la scène principale, qui capte l’attention, des actions secondaires.
    📌 Alterner gestes et paroles : le discours d’un personnage intervient dans les "vides" laissés par la pantomime d’un autre.

    Dans Le Père de famille, Diderot envisage même d’imprimer certaines scènes en deux colonnes, pour que le lecteur perçoive visuellement la correspondance entre dialogue et pantomime. Cette approche, proche du scénario cinématographique, annonce les expérimentations modernes sur le découpage et le montage scénique.

     

    L'inscription de la mise en scène dans le texte

    Avec cette écriture hybride, Diderot ne se contente pas de raconter une histoire : il préfigure la mise en scène. Il décrit les décors, les costumes, les intonations, intégrant ainsi au texte une véritable vision scénique. Cela marque une étape essentielle dans l’évolution du théâtre :

    🎭 Le dramaturge devient aussi metteur en scène, au sens moderne du terme.
    📖 Le lecteur devient spectateur, découvrant le jeu tel que l’auteur l’a conçu.

    Diderot pose ainsi une question cruciale qui résonne encore aujourd’hui : un texte de théâtre peut-il exister pleinement sans sa mise en scène ? En affirmant que le jeu doit être "écrit", il ouvre la voie à un théâtre où le texte et la scène ne font plus qu’un.

     


    La peinture et le théâtre

     

    La peinture et le théâtre : une esthétique du tableau vivant

    L’esthétique de la pantomime chez Diderot ne se limite pas à une simple réflexion sur le jeu de l’acteur. Elle s’étend à une véritable théorie du théâtre inspirée des arts visuels, en particulier de la peinture. Dans cette vision, la scène devient un tableau animé, où chaque geste, chaque mouvement est pensé comme une composition picturale.

     

    L’acteur comme sujet du tableau

    Diderot insiste sur la nécessité d’un nouveau type d’acteur, capable de traduire cette vision picturale sur scène. La pantomime exige une maîtrise du corps et de l’expression qui dépasse le simple jeu verbal. Dans sa Lettre sur les sourds et muets, il critique les comédiens incapables de transmettre pleinement le sens d’une scène sans le support du texte.

    L’acteur idéal selon Diderot doit être un interprète visuel, capable de « peindre » les émotions par ses gestes et son attitude. Il doit exceller dans la pantomime, où chaque mouvement doit être lisible et compréhensible sans parole. Enfin, il n’agit pas seul mais s’intègre dans une composition d’ensemble, comme une figure dans un tableau.

     

    La scène comme un tableau en mouvement

    Diderot ne se contente pas d’une comparaison abstraite entre théâtre et peinture. Il intègre les principes de la composition picturale à son écriture dramatique. Ainsi, le découpage scénique s’inspire du cadrage pictural, chaque scène étant pensée comme une image forte et frappante. L’espace théâtral suit une organisation géométrique précise, où les mouvements des acteurs ne sont pas laissés au hasard. Enfin, la temporalité du théâtre diderotien repose sur une succession de tableaux qui structurent le récit.

    Roland Barthes parle ainsi d’un théâtre dioptrique, où le spectateur voit la scène comme un ensemble de plans successifs, à la manière du cinéma. Cette influence picturale dépasse donc le théâtre pour anticiper les techniques du montage cinématographique.

     

    De la peinture au langage théâtral

    Pour Diderot, la peinture ne sert pas seulement de métaphore au théâtre : elle en devient le modèle esthétique. Il ne s’agit plus seulement de raconter une histoire ou d’émouvoir le spectateur, mais de composer une série de tableaux vivants, où la gestuelle et la mise en scène importent autant que le texte.

    Le dramaturge devient un peintre, organisant l’espace et la lumière. L’acteur devient une figure de tableau, traduisant l’émotion par le corps. La scène devient une succession d’images, annonçant le langage du cinéma.

    En fusionnant théâtre et peinture, Diderot transforme ainsi l’art dramatique en un art visuel total, où le spectateur ne se contente plus d’écouter : il regarde, il contemple, il lit le sens à travers l’image scénique.

     

    L’instant parfait : du coup de théâtre au tableau vivant

    Chez Diderot, la dramaturgie ne repose plus sur le coup de théâtre, mais sur l’image scénique. Il substitue à l’irruption brutale d’un événement inattendu la composition minutieuse d’un tableau vivant, où le spectateur contemple un moment clé de l’action, figé dans une intensité dramatique maximale.

     

    De l’action spectaculaire à la contemplation picturale

    Dans sa réflexion sur le théâtre, Diderot rejette le coup de théâtre classique, cet événement soudain qui bouleverse l’intrigue de manière spectaculaire. Il critique son artificialité, son caractère forcé et improbable. Pour lui, la scène ne doit pas chercher à surprendre le spectateur par des retournements excessifs, mais à l’émouvoir par la justesse d’une composition visuelle et dramatique.

    Il introduit alors la notion de tableau scénique, qui repose sur une disposition harmonieuse et expressive des personnages sur scène. Ce tableau, s’il était fidèlement retranscrit sur une toile, pourrait être apprécié comme une œuvre picturale. L’émotion naît alors non plus du choc d’un événement, mais de la force visuelle d’une scène où chaque détail contribue au sens de l’action.

     

    Un regard bourgeois sur le théâtre

    Cette transformation du théâtre diderotien reflète également un changement social et culturel. Peter Szondi souligne que le coup de théâtre, en tant qu’expression du caprice princier et des intrigues de cour, correspond à une sensibilité aristocratique. En revanche, avec l’essor de la bourgeoisie et de ses valeurs familiales, un autre mode de narration devient nécessaire : un théâtre plus intime, plus réaliste, où l’attention se porte sur la sphère privée et non sur les grandes manœuvres politiques.

    Ainsi, le tableau scénique s’inscrit dans une logique de stabilité et de contemplation, adaptée à un public qui rejette l’imprévisibilité et l’arbitraire du destin. L’action dramatique ne repose plus sur la surprise mais sur l’identification émotionnelle avec des personnages saisis dans des moments de vérité humaine.

     

    L’instant parfait : un arrêt sur image théâtral

    Roland Barthes évoque chez Diderot la quête de l’instant parfait, ce moment idéal où toute la signification et l’émotion de la scène se condensent en une image unique. Comme un peintre, le dramaturge doit choisir le point culminant de l’action, celui qui, s’il était immobilisé sur la toile, exprimerait le plus haut degré de tension dramatique et de beauté esthétique.

    Ce concept rejoint celui de l’instant prégnant de Lessing, cette fraction de seconde où tout est dit en une seule image. Diderot cherche à capter cet instant avec une précision quasi photographique, où la composition des corps et des expressions sur scène fige l’essence même du drame.

     

    Vers une esthétique cinématographique avant l’heure

    Dans cette vision d’un théâtre pensé comme une succession d’images fortes, on retrouve déjà les prémices du langage cinématographique. L’instant parfait chez Diderot préfigure l’arrêt sur image moderne, où une scène clé est isolée pour amplifier son impact émotionnel.

    Loin de la simple narration linéaire, le théâtre devient ainsi un art du regard et du cadrage, où chaque scène est conçue comme un tableau vivant, un instant suspendu que le spectateur emporte avec lui bien après la fin de la représentation.

     


    Le quatrième mur 

     

    Chez Diderot, le tableau est considéré comme l’apogée de l’illusion théâtrale, un moment où la réalité et la fiction se confondent. Cette fusion entre le vrai et le faux permet au spectateur d’être plongé dans une expérience immersive, où l’illusion devient totale. Pour lui, le tableau doit frapper le spectateur avec une telle intensité qu’il l’incite à ressentir des émotions profondes : « Touche-moi, étonne-moi, déchire-moi... » Cette vision s’incarne particulièrement dans l’admiration que Diderot porte à des peintres comme Greuze, dont les œuvres morales correspondent aux thèmes de ses propres drames.

     

    L'esthétique de l'absorbement

    L’esthétique de l’absorbement, comme l’appelle Michael Fried, décrit comment le tableau scénique, qu’il soit pictural ou théâtral, se ferme sur lui-même, créant une structure qui captive le spectateur. Paradoxalement, cette clôture permet au public de s’immerger dans le monde représenté. Les personnages, en proie à une intense émotion, semblent emprisonnés dans l’instant du tableau, tandis que le spectateur, éloigné, peut se transporter dans cette réalité fictive. Diderot soutient ainsi que l’illusion dramatique est renforcée lorsque la scène se replie sur elle-même, sans interaction avec le public.

     

    La neutralisation du spectateur

    Dans ses écrits, Diderot évoque une vision radicale du théâtre, où le public doit être pratiquement absent : « Dans une représentation dramatique, il ne s’agit non plus du spectateur que s’il n’existait pas. » Il propose une neutralisation de la présence du spectateur, lui permettant de devenir un simple témoin des événements, sans interférer dans la fiction. Pour Diderot, cette séparation est cruciale pour maintenir l’illusion théâtrale. Il introduit ainsi la théorie du quatrième mur, une barrière invisible entre la scène et le public qui permet aux acteurs de jouer comme si le spectateur n’existait pas.

     

    L’héritage de la théorie du quatrième mur

    La théorie du quatrième mur, énoncée par Diderot, a profondément influencé les metteurs en scène et théoriciens du théâtre au XXe siècle, tels qu’Antoine, Zola et Stanislavski. Pour Diderot, tant l’écrivain que l’acteur doivent ignorer la présence du public pour créer une illusion optimale. Cette approche n’est pas contradictoire avec ses autres réflexions sur le théâtre. Au contraire, elle souligne la cohérence de sa pensée, où l’illusion et l’art doivent exister dans une séparation claire entre la scène et la salle.

     

    L’illusion comme artifice

    Diderot demande aux comédiens d’être des imitateurs « sans sensibilité », capables de donner vie aux personnages sans ressentir les émotions qu’ils expriment. Ce paradoxe souligne la distance entre l’acteur et le personnage, renforçant l’illusion pour le spectateur. L’acteur, conscient de son rôle, crée une illusion que le public perçoit comme réelle. Ainsi, la scène devient une fabrique de l’illusion, un espace où le spectateur est invité à vivre une expérience émotionnelle forte, malgré la distance que maintient l’art dramatique.

     

    Conclusion : Une distanciation paradoxale

    Contrairement à Brecht, qui utilise la distanciation pour provoquer une réflexion critique chez le spectateur, Diderot emploie cette distance pour renforcer l’identification et l’illusion. Il crée un théâtre qui, tout en éloignant l’acteur de ses émotions, provoque une immersion totale chez le spectateur. Dans ce paradoxe, Diderot place l’illusion au cœur de son esthétique théâtrale, en mettant l'accent sur la capacité de l’art à transporter le public dans un univers fictif, loin de la réalité.

     

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