Antonin Artaud
"L'action du théâtre comme celle de la peste est bienfaisante, car poussant les hommes à se voir tels qu'ils sont, elle fait tomber le masque, elle découvre le mensonge, la veulerie, la bassesse, la tartufferie.”
Antonin Artaud - Le théâtre et son double
Antonin Artaud et la quête d’un théâtre total

Antonin Artaud (1896-1948) développe une vision révolutionnaire du théâtre, influencée par deux grandes sources : les théâtres orientaux et le surréalisme. Fasciné par le théâtre balinais, qu’il découvre en 1931, et inspiré par l’univers onirique et violent du surréalisme, Artaud aspire à un théâtre qui transcende les limites du texte pour toucher directement les sens et l’inconscient du spectateur.
Antoine Artaud a révolutionné le théâtre avec son concept de "théâtre de la cruauté", visant à bouleverser profondément les spectateurs à travers des expériences sensorielles intenses et des mises en scène non conventionnelles. Il a cherché à libérer le théâtre des contraintes traditionnelles en favorisant une forme d'expression artistique plus instinctive et émotionnelle, qui explore les dimensions les plus profondes de l'âme humaine.
Le rejet du théâtre traditionnel
Dans Le Théâtre et son double (1938), recueil d’écrits théâtraux, Artaud condamne le théâtre occidental traditionnel, qu’il accuse de s’être enfermé dans un théâtre de texte, limitant ainsi son pouvoir d’expression.
Pour Artaud, il est temps d’en finir avec les chefs-d’oeuvre, de rompre avec la tradition littéraire du théâtre (si les chefs-d’oeuvre sont de nature littéraire, elles sont alors fixés dans des formes qui ne répondent pas aux besoin du temps", et surtout de rompre avec le théâtre de divertissement et de distraction vulgaire, art mensonger et vulgaire basé sur la psychologie.
La "vraie" culture
Dès la préface, il appelle à retrouver les forces vivantes qui animent le théâtre, à recouvrer la magie de l’art.Il interpelle la culture occidentale, dans laquelle l’art est séparée de la vie , où il est devenu d’ordre muséal.
Artaud constate "un étrange parallélisme entre un effondrement généralisé de la vie qui est à la base de la démoralisation actuelle et le souci d’une culture qui n’a jamais coïncidé avec la vie, et qui est faite pour régenter la vie".
Pour Artaud, il est essentiel de rompre avec une telle culture qui caractérise le monde occidental. Il s’agit donc de renouer avec une culture qui ne soit pas séparée ni de la vie , ni de la nature, telle cette culture authentique qu’il
est aller chercher pendant son voyage au Mexique chez les Tarahumaras, ou encore qui’il perçoit à l’oeuvre dans le théâtre oriental.

Le Théâtre de la Cruauté : un langage sensoriel total
Pour Artaud, on doit "en finir avec cette superstition des textes et de la poésie écrite".
Car "sous la poésie des textes, il y a la poésie tout court, sans forme et sans texte".
Pour que l’efficacité poétique du théâtre puisse s’accomplir, pour qu’il puisse renaître à l’art et à la vie-"la vraie vie" dirait Rimbaud- les mots doivent être dépassés, le langage brisé : "Briser le langage pour toucher la vie, c’est faire ou refaire le théâtre".
La révolution du théâtre réside dans le franchissement de la barrière du langage, l’affranchissement des limites de l’expression verbale, l’ouverture à toutes formes d’expression possibles :
"Le théâtre qui n’est dans rien mais qui se sert de tous les langages : gestes, sons , paroles, feu, cris, se retrouvent au même point où l’esprit a besoin d’un langage pour produire ses manifestations.".
La tentative artaudienne, décidemment placé sous le signe de l’entreprise rimbaldienne se fonde sur une critique du langage en même temps que sur une recherche pour le libérer, lui redonner vie et mouvement.

"Plus de mots.
J’ensevelis les mots dans mon ventre.
Cris, tambour, danse, danse, danse, danse !"
- Une saison en enfer- Rimbaud.
Artaud est à la recherche d'un nouveau langage théâtral. « De ce nouveau langage, écrit-il, la grammaire est encore à trouver. Le geste en est la matière et la tête, et si l'on veut l'alpha et l'oméga. » Voulant porter au théâtre « une poésie dans l'espace indépendante du langage articulé », il affirme que « le langage théâtral pur », ce n'est pas la parole, mais la mise en scène. Artaud rêve de retrouver les modes d'expression de certaines pantomimes directes où les gestes, au lieu de représenter des mots, des phrases, comme dans la pantomime européenne, qui n'est, selon lui, qu'une déformation des parties muettes de la Commedia dell'arte, représentent des idées, des attitudes de l'esprit. Voici comment il définit, dans « Le Théâtre de la cruauté », ce spectacle complet :
« Tout spectacle contiendra un élément physique et objectif, sensible à tous. Cris, plaintes, apparitions, surprises, coups de théâtre de toutes sortes, beauté magique des costumes pris à certains modèles rituels, resplendissement de la lumière, beauté incantatoire des voix, charme de l'harmonie, notes rares de la musique, couleur des objets, rythme physique des mouvements dont le crescendo et le decrescendo épouseront la pulsation de mouvements familiers à tous, apparition concrète d'objets neufs et surprenants, masques, mannequins de plusieurs mètres, changements brusques de la
lumière, action physique de la lumière qui éveille le chaud et le froid. »
C'est dans le but d'inciter l'acteur à inventer un langage corporel qu'Artaud a écrit deux pantomimes, La Pierre philosophale et Il n'y a plus de firmament, où il se contente de donner un argument et de proposer quelques indications scéniques.
Dans son manifeste Le Théâtre de la Cruauté, Artaud décrit un spectacle qui sollicite violemment le spectateur à travers une mise en scène intense et immersive :
- Son et musique : cris, chants incantatoires, rythmes obsédants
- Lumière et espace : effets de lumière brutaux, jeux d’ombre et de chaleur
- Corps et mouvement : gestuelle symbolique, rythmes physiques précis
- Objets et costumes : mannequins gigantesques, masques ritualisés
Il rêve d’un théâtre où les gestes et les images auraient une valeur idéographique, évoquant directement des idées et des émotions sans passer par les mots.
L’influence du théâtre balinais
Artaud voit dans le théâtre balinais un modèle de théâtre pur, où le metteur en scène est le véritable créateur et où les acteurs, avec leurs costumes et leurs mouvements stylisés, deviennent des « hiéroglyphes animés ». Il admire leur gestuelle rigoureuse et impersonnelle, qu’il compare à une « mathématique réfléchie ».
Toutefois, Grotowski soulignera plus tard une erreur d’interprétation d’Artaud : dans le théâtre balinais, les gestes sont rigoureusement codifiés et immédiatement compréhensibles pour un spectateur initié, alors qu’en Occident, un tel langage universel n’existe pas. L’ambition d’Artaud de transposer ce système dans le théâtre européen se heurte ainsi à la difficulté de créer un langage commun de signes et de symboles.
Cette critique n'altère en rien l'immense admiration que Grotowski voue à Artaud avec qui il partage la même conception sacrée de l'art de l'acteur. «Mais dans sa description, écrit-il, il touche quelque chose d'essentiel, dont il n'est pas tout à fait instruit. C'est la leçon véritable du théâtre sacré; que nous parlions du drame médiéval européen, du théâtre balinais ou du Kathakali : cette connaissance du fait que la spontanéité et la discipline, loin de s'affaiblir l'une l'autre, se renforcent mutuellement ; que ce qui est élémentaire nourrit et inversement, pour devenir la source réelle d'une espèce d'action qui irradie. »
Antonin Artaud, influencé par le théâtre balinais, souhaite bouleverser la mise en scène traditionnelle en supprimant le décor pour que les personnages eux-mêmes deviennent un élément scénique à part entière. Il imagine un théâtre où marionnettes, masques, mannequins gigantesques et objets aux formes étranges remplaceraient le décor habituel, créant un univers visuel frappant. Selon lui, ces figures inanimées possèdent une puissance expressive et magique supérieure à celle de l’acteur en chair et en os, capable de susciter chez le spectateur une peur quasi mystique.
Cette idée rejoint celle d’Edward Gordon Craig, qui voyait dans la marionnette un moyen de transcender les limites humaines du comédien. Artaud va plus loin en évoquant l’apparition d’un être totalement inventé, fait de bois et d’étoffe, générant une émotion profonde et archaïque, à l’image des grandes tragédies anciennes.
Cette conception du théâtre influencera de nombreux metteurs en scène, dont le Polonais Tadeusz Kantor, qui mêlera dans La Classe morte (1975) acteurs et mannequins, explorant la tension entre l’inerte et le vivant. En remettant en avant la force du geste et de l’image, Artaud ouvre ainsi une nouvelle voie théâtrale, où l’expression corporelle et la scénographie prennent le pas sur le texte.
Le théâtre et la Peste
Antonin Artaud rejette le théâtre psychologique et puise son inspiration dans le théâtre oriental, qu’il admire pour son pouvoir hallucinatoire et sa capacité à susciter la peur. Fasciné par l’aspect spectral de certaines mises en scène asiatiques, il aspire à un théâtre où les personnages et les symboles prennent une dimension presque surnaturelle.
Dans Le Théâtre et la Peste, il compare le théâtre à une épidémie qui révèle les pulsions profondes de l’humanité. Pour lui, le théâtre doit être une catharsis violente, exposant les conflits refoulés, la cruauté latente de l’homme et les forces cachées de l’inconscient. Il veut retrouver l’intensité des rituels anciens, comme les Mystères d’Éleusis, où l’acteur entre en transe pour atteindre une vérité plus profonde.
Son Théâtre de la Cruauté ne se limite pas à la violence physique, bien qu’il soit fasciné par les excès sanglants de la tragédie antique. Il s’agit surtout d’une cruauté existentielle et métaphysique, un choc émotionnel qui bouscule le spectateur et lui rappelle que le théâtre, bien loin d’être un simple divertissement, est un lieu où la vie se révèle dans toute son intensité.
Le jeu d'acteur
Artaud révolutionne le jeu de l’acteur en rejetant la récitation d’un texte appris au profit de l’improvisation. Inspiré par son maître Charles Dullin, il considère que l’acteur doit exprimer ses émotions de l’intérieur, en laissant le corps et la voix naître spontanément du sentiment, plutôt que d’imiter un rôle. Jean-Louis Barrault illustre cette approche en incarnant un cheval sauvage sur scène, prouvant que le geste et le mouvement peuvent avoir une force dramatique plus grande que les mots.
Pour Artaud, l’acteur est un être de chair et d’émotion, un écorché vif qui doit s’investir totalement, jusqu’à bouleverser le spectateur. Il développe l’idée d’un « athlétisme affectif » : l’acteur doit connaître son corps en profondeur, savoir comment toucher certaines zones pour provoquer des réactions presque magiques chez le public.
Cette remise en question du jeu s’accompagne d’un bouleversement des rapports entre acteurs et spectateurs. Il rejette la scène traditionnelle à l’italienne et imagine un espace immersif où le public est entouré par l’action, abolissant ainsi toute barrière entre l’art et la vie. Il propose d’investir des hangars ou des granges, réaménagés comme des temples, pour retrouver une dimension sacrée du théâtre.
Artaud refuse la répétition et la routine des représentations quotidiennes. Pour lui, chaque spectacle doit être un événement unique, une expérience intense et irremplaçable. Il rêve d’un théâtre qui ne soit plus une simple représentation, mais un acte vivant, un choc émotionnel et sensoriel où l’art redevient une force brute, insaisissable et absolue.
Nietzsche et Artaud : Une vision commune du théâtre
Friedrich Nietzsche et Antonin Artaud partagent une même réflexion sur le rôle du théâtre et son lien avec la vie. Dans La Naissance de la tragédie (1871), Nietzsche analyse le déclin de la culture occidentale en raison de la domination du rationalisme socratique, qui a affaibli la tragédie grecque en lui faisant perdre sa force instinctive et métaphysique. Il distingue deux principes fondateurs de l’art tragique :
- L’Apollinien : le rêve, la beauté, la clarté.
- Le Dionysiaque : l’ivresse, l’énergie vitale, la transe collective.
Pour Nietzsche, la tragédie grecque authentique naît de l’équilibre entre ces deux forces : l’ordre apollinien donne une forme à la puissance dionysiaque. Mais la philosophie rationaliste a brisé cette union, entraînant un affaiblissement de l’art. Il appelle donc à une renaissance de l’art tragique, qui retrouverait cette énergie brute et vitale, capable de réconcilier l’homme avec lui-même et avec la vie.
Artaud reprend cette vision dans son Théâtre de la Cruauté, où il rejette le théâtre imitatif d’Aristote pour un théâtre qui ne reflète pas la vie mais l’incarne, une force brute qui agit directement sur le spectateur. Pour lui, le théâtre doit provoquer un choc sensoriel, comme une tempête d’émotions et de forces primitives. Il compare cette puissance à la peste : destructrice, mais révélatrice d’une vérité cachée.
La cruauté chez Artaud ne signifie pas violence gratuite, mais rigueur cosmique, nécessité vitale et engagement total. Elle est l’expression de la vie elle-même, qui progresse par destruction et création.
En somme, Nietzsche et Artaud défendent un théâtre qui dépasse la raison pour retrouver son essence primitive et instinctive, un théâtre qui nous met face aux forces fondamentales de la vie et de la mort.
La filiation


Références bibliographiques




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