Aristote
La Poétique
« Avec La Poétique, Aristote a donné à l’humanité l’un des premiers et des plus puissants outils pour comprendre l’art comme une forme de connaissance et non comme un simple divertissement. »
Introduction
La Poétique d’Aristote est l’un des rares textes anciens à traiter directement de la philosophie esthétique.
Cependant, contrairement à ce que pourrait laisser croire son titre, il ne s’agit pas d’une réflexion sur l’art dans sa globalité, mais d’une analyse spécifique de la tragédie et, dans une moindre mesure, de l’épopée.
Ce texte, probablement constitué de notes destinées à un cours, se caractérise par un style discontinu, des digressions, et des lacunes, témoignant d’une œuvre inachevée.
Le contexte de sa rédaction est marqué par la fin de l’âge d’or de la tragédie grecque. Aristote médite sur un art dont le rayonnement maximal remonte à des décennies avant lui, notamment avec Sophocle et Euripide.
À travers ses analyses, il élabore une réflexion sur l’imitation, le rôle des passions et la structure narrative qui donne à la tragédie sa puissance expressive.
La tragédie selon Aristote
Au cœur de La Poétique se trouve une définition précise de la tragédie :
- Un art mimétique : La tragédie représente des actions humaines par imitation (mimêsis).
- Une finalité cathartique : Elle opère une purification des passions (katharsis).
- Une structure codifiée : Elle repose sur des éléments tels que le récit (muthos), les personnages (êthos), et le langage rythmé.
Plus qu’un simple genre théâtral, la tragédie est pensée comme une expérience esthétique et éthique, illustrant à la fois les possibilités de l’action humaine et les tensions morales qui la traversent.
Au sein de la littérature, le théâtre est le genre littéraire mimétique par excellence puisqu’il met en scène le fictif comme s’il était réel. Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet font remarquer qu’en raison d’un tel traitement du fictif, cet art ne pouvait naître que « dans le cadre du culte de Dionysos, dieu des illusions, de la confusion et du brouillage incessant entre la réalité et les apparences, la vérité et la fiction » (Mythe et tragédie).
La Poétique est le texte fondateur de la dramaturgie occidentale. Tous les théoriciens s’y réfèrent, explicitement ou non. Le théâtre humaniste, en Italie puis en France, le théâtre classique français, sont nés d’une relecture attentive d’Aristote, même quand les auteurs s’en démarquent, même quand ils interprètent à contresens sa pensée. Les grands baroques français et étrangers, qui prônent l’irrégularité, tel Lope de Vega dans L’Art de faire des comédies, contestent Aristote, mais ne peuvent que se positionner par rapport à lui. Les théoriciens du drame, Diderot, Beaumarchais, Louis Sébastien Mercier en France, Lessing en Allemagne, Goldoni en Italie, engagent avec lui, par-delà les siècles, un interminable dialogue qui se continue, plus polémique encore à l’époque romantique, avec Stendhal, Vigny, Hugo. Plus proches de nous, Brecht et Artaud, pourfendant violemment les conceptions d’Aristote qui symbolise à leurs yeux la dramaturgie occidentale, soulignent de ce fait l’importance de La Poétique.
Définition de la tragédie
La tragédie (tragôdia), selon Aristote, est la représentation (mimêsis-imitation) d'une action noble et de caractère élevé (praxeôs spoudaias).
Ce terme, "praxis", désigne à la fois l'acte et ses conséquences, impliquant une responsabilité totale de l'acteur tragique. Loin d'esquiver cette responsabilité, le héros l’assume pleinement, comme l'illustre Antigone :
Créon : Et toi, toi qui restes là, tête basse, avoues-tu ou nies-tu le fait?
Antigone : Je l’avoue et n’aie garde, certes, de le nier » (Antigone, v. 441-443).
Dans la tragédie, l’acte héroïque se caractérise par le terme spoudaios, qui signifie "valeureux". Cet acte ne se contente pas de suivre des normes extérieures : il établit lui-même sa propre valeur, incarnant une éthique fondatrice. Pour Aristote, le spoudaios est celui qui perçoit le vrai avec justesse, devenant une référence universelle, comme il l’explique dans Éthique à Nicomaque :
« Le valeureux se distingue principalement en ceci qu’il voit le vrai en toutes choses, comme s’il en était la règle et la mesure. »
Dans Œdipe roi, bien que le héros soit incapable de "voir" la vérité au sens propre, son acte – la quête obstinée de la connaissance – illustre une valeur éthique majeure. En affrontant les conséquences terribles de ses découvertes, il dévoile la condition humaine dans toute sa complexité, montrant le courage qu’implique la recherche de la vérité.
Les caractéristiques de l’acte tragique
-
Un acte extrême :
Spoudê désigne encore la promptitude, l’effort volontaire, le zèle et l’ardeur : l’acte tragique est toujours un acte extrême, marque d’un caractère exceptionnel. On pourrait traduire : “un acte ardent”. Un acte ardent « et complet », « mené jusqu’à son terme » , « conduit jusqu’à sa fin » : teleias. Le telos est le point de maturation de la crise, l’acmé d’un devenir. C’est seulement après la tragédie qu’on peut dire que tout est accompli. L’acteur tragique porte son acte jusqu’à une limite extrême. Le héros tragique est un “jusqu’au-boutiste” :
Exemple :
« Jocaste : Arrête-toi pourtant, crois-moi, je t’en conjure.
Œdipe : Je ne te croirai pas, je veux savoir le vrai . »
(Œdipe-Roi, v. 1064-1065).
-
Un acte ayant une “certaine étendue” :
Un acte « d’une certaine étendue » (megethos ekousês). Le temps tragique est “compté” : l’acte possède origine et fin, arkhê et telos. remarquons que megethos peut désigner à la fois la grandeur mesurable dans l’espace comme dans le temps, et la grandeur morale (force et grandeur d’âme). Ainsi la grandeur propre à la tragédie, c’est non seulement l’intervalle temporel qui limite le déploiement de l’acte, mais aussi la grandeur d’âme que le héros, par son acte, manifeste aux yeux du monde.
Cette grandeur réside autant dans le déploiement narratif que dans la force d’âme manifestée par le héros. Aristote ne réduit pas cette grandeur à une prudence humaniste : la sagesse tragique repose sur une vérité démesurée, que seuls les héros osent révéler. Si le coryphée conclut souvent la tragédie par une leçon mesurée, cela n’atténue en rien l’intensité de la crise mise en lumière sur scène.
Hêdusmenon logon (parole relevée d’assaisonnements) :
Quelle est donc cette salade qu’on nous “assaisonne” ici?
L’assaisonnement de la cuisine tragique est plutôt acide. La parole libre (le héros tragique ne parle pas un “langage”, il prononce une parole) est en effet le “sel” de la représentation tragique. Dans la tragédie en effet, les mots sont des actes, les personnages sont littéralement pris au mot, et il suffit parfois d’un mot imprudent pour tuer. La parole tragique est parole agissante.
Aristote précise que cette parole :
- est rythmée (ruthmos), mélodique (harmonia) et chantée (melos),
- alterne avec les chants du chœur, renforçant l’expressivité dramatique.
La parole joue un rôle central dans cette mise en valeur. Aristote décrit un « langage relevé d’assaisonnements » (hêdusmenon logon), où la parole devient un acte en soi. À travers l’alternance entre dialogues expressifs et chants lyriques du chœur, la tragédie orchestre un rythme qui souligne les ruptures et les moments clés de l’action. La scène tragique, loin de se limiter à la fiction ou au merveilleux, est un espace de vérité où l’acte essentiel se manifeste.
Cette notion de rythme est plus explicite encore dans la suite de la définition.
Représentation dramatique :
L’acte tragique se compose de parties, de “moments”, chacun mis en valeur par un certain type de discours : à la jactance d’Œdipe le tyran succède la lamentation d’Œdipe le banni ; entre les deux, la “stichomythie” d’Œdipe l’enquêteur.
Aristote distingue dans la tragédie entre le prologue, l’épisode, l’exode et le chant du chœur, ce dernier se divisant lui-même en parodos et stasimon.
Comprenons que le déroulement de l’acte tragique n’est pas continu : il est fait de ruptures, il se compose de formes distinctes. Un mouvement que scandent ainsi des figures définies, c’est ce qu’on appelle un mouvement rythmé.
Le rythme est en effet pour Aristote un facteur essentiel de la représentation en général : « Tous les arts produisent la représentation par le rythme par la parole et par la mélodie » . « Un acte mis en œuvre par les personnages du drame et sans avoir recours à la narration » , « par les personnages en action et non au moyen d’un récit » .
Un acte réellement effectué et non , réponse d’un messager, relation, récit. Pourtant, c’est un vieux serviteur de Laïos qui raconte le parricide ; c’est un messager qui dit Œdipe se crevant les yeux ; c’est encore un messager qui raconte le geste d’Antigone, ou la profanation, par Créon, de la sépulture. C’est encore un serviteur qui, dans l’exodos de l’Iphigénie à Aulis dit la substitution miraculeuse à la victime d’une biche d’Artémis. Et c’est dans la boîte noire de la skênê qu’Oreste, par deux fois, donne un coup mortel à Clytemnestre ; seul nous l’apprend le délire inspiré de Cassandre, demeurée au seuil du palais.....
Par delà la diversité des œuvres, Aristote tient à souligner l’effectivité de l’acte accompli. La scène du théâtre tragique n’est pas un espace de fiction ni de merveilleux, elle est au contraire le lieu d’une épreuve de vérité, la mise en évidence, brutale et sans fard, d’un acte essentiel. C’est au théâtre seulement qu’on cesse de faire semblant. La scène tragique est le domaine où la vérité se manifeste.
Émotions suscitées : pitié et crainte (eleos kai phobos) :
- Ces émotions :
- provoquent soit adhésion et compassion,
- soit horreur et répulsion.
- Elles relèvent de l’envoûtement mimétique, contagieux par sympathie ou antipathie.
Cet acte, selon Aristote, doit susciter pitié et crainte (eleos kai phobos), opérant ainsi une purification (katharsis) des passions.
Katharsis (purification) :
Cette catharsis, proche d’une "purification" rituelle joue un rôle civil et religieux. Dans Les Euménides d’Eschyle, par exemple, la faute d’Oreste est lavée et les Érinyes se transforment en figures de paix. Cette purification, loin d’expulser ou de refouler, réconcilie le héros avec lui-même et la cité.
Deux remarques :
- cette purification rituelle semble bien éloignée du déballage pratiqué sur le divan de l’analyste. A ce propos, remarquons que rien ne dit que le sujet de la catharsis est le spectateur qui, après avoir tremblé par compassion et répulsion, retrouve enfin la paix quand tout est dit ; ce peut être tout aussi bien l’acteur, le héros lui-même qui, après avoir souffert la passion tragique, devient enfin ce qu’il était et se réconcilie avec lui-même.
- La purification n’a pas grand rapport non plus avec le rite du bouc émissaire : dans Les Euménides, la katharsis n’est pas expulsion du criminel hors la cité, mais au contraire pardon accordé à Oreste qui trouve accueil dans la cité d’Athéna, tandis que les Érynies hors-la-loi se convertissent en servantes de la déesse. C’est pourquoi, sans doute, Aristote peut écrire que la conséquence de la péripétie — qui est le renversement de la situation provoqué par l’acte tragique — n’est ni l’exclusion, ni le refoulement, mais au contraire la reconnaissance, anagnôrisis.
Récapitulons ces diverses remarques, et traduisons : « La tragédie est la représentation d’un acte valeureux, accompli jusqu’au bout, ayant sa propre grandeur, et mis en valeur par la parole selon les formes distinctes qui la composent ; un acte réellement effectué et non simplement récité qui, par compassion et répulsion, opère parfaitement la purification de ces passions ».
L'imitation (mimêsis) selon Platon
Dans la philosophie de Platon, la mimêsis (imitation) est une idée importante, surtout pour comprendre comment elle s'oppose à la recherche de la vérité et influence l'âme humaine. Pour Platon, la mimêsis relève surtout de l’ordre de l’imaginaire : elle a pour fonction de produire une belle image, dont l’harmonie et la symétrie ont pour but de séduire. Contrairement à Aristote, qui voit l'imitation comme un moyen de comprendre des idées profondes et d'éduquer, Platon considère qu'elle éloigne de la vérité et peut être dangereuse.
La filiation platonicienne
Depuis Platon, la critique du théâtre a souvent été marquée par une méfiance envers les effets de la mimêsis sur l’homme, une influence jugée corruptrice. Cette critique trouve des échos chez les Pères de l’Église, comme Tertullien et saint Augustin, et s’étend jusqu’aux moralistes du XVIIe siècle, tels que Nicole et Bossuet, puis à Rousseau au XVIIIe siècle. Tous partagent une vision du théâtre comme un lieu d’illusion et de séduction dangereuse, opposée à la recherche de la vérité.
Chez saint Augustin, notamment dans Les Confessions, cette condamnation repose sur l’idée d’une compassion faussement suscitée par les spectacles. Le spectateur, touché par les souffrances feintes des personnages, s’abandonne à une émotion jugée malsaine et illusoire. Cette "joie fondée sur la douleur" est perçue comme une étrange maladie de l’âme, alimentée par une mimêsis qui détourne de la vraie miséricorde, celle qui vient de Dieu. Saint Augustin reprend ici l’analyse platonicienne de la contagion mimétique, décrivant le théâtre comme un lieu de corruption spirituelle, où le spectateur se laisse entraîner dans une identification émotionnelle nuisible.
Au XVIIIe siècle, Rousseau poursuit cette critique en dénonçant la complicité morale du spectateur avec les crimes représentés sur scène. Selon lui, en applaudissant des actes fictifs immoraux, le spectateur sort du théâtre comme un complice des scènes auxquelles il a assisté, contaminé par cette fausse réalité.
Même des figures comme Artaud, bien qu’en renversant les valeurs, reconnaissent la puissance contagieuse du théâtre. Tandis que saint Augustin voyait dans cette contamination une raison de condamner l’art dramatique, Artaud célèbre ce pouvoir comme essentiel au théâtre. Cependant, cette force, qu’elle soit perçue comme bénéfique ou néfaste, témoigne de l’impact durable des idées platoniciennes sur la critique du théâtre, centrées sur la mimêsis et ses effets sur l’âme humaine.
L'imitation (mimêsis) selon Aristote
Chez Platon, le domaine de la mimêsis est celui du simulacre, icône ou idole, qui se substitue, de façon bénéfique ou maléfique, à l’absence du vrai. Penser les “mimêmata”, c’est toujours, pour Platon, réfléchir l’effet, de signification ou de fascination, qu’ils produisent sur l’esprit.
À l'opposé, Aristote élargit le champ de la mimêsis. Pour lui, la mimêsis ne se limite pas aux effets sémantiques ou esthétiques de la ressemblance ; elle englobe tout l'univers, notamment l'ensemble des êtres qui, animés par un mouvement, tendent vers un but. Contrairement à Platon, qui voit la mimêsis comme un simple reflet des passions humaines et des impressions sensibles, Aristote la place dans le domaine de l'action, de la production concrète. La mimêsis chez Aristote n'est pas une illusion séduisante, mais une puissance créatrice, "poiêtique", qui produit des œuvres effectives et ne se limite pas à l’apparence.
A elle-même sa propre fin, autonome, la représentation tragique est donc absolument une.
L’âge classique le répétera : la tragédie doit obéir à la règle de l’unité. Reste à déterminer le principe de cette unité poétique : l’unité de lieu n’est pas mentionnée par Aristote, l’unité de temps est à peine évoquée ( “une seule révolution du soleil”). Seule l’unité d’action est, selon Aristote, déterminante. La tragédie n’est pas seulement mimêsis : elle est “mimêsis praxeôs”, représentation d’un acte. Le muthos, qui est l’enchaînement des actions, est “le principe et comme l’âme de la tragédie”. L’action, sa nécessité, son rythme, donne à la tragédie sa mesure véritable.
Les Différences d'Inspiration
entre Platon et Aristote sur la Mimêsis
Bien que Platon et Aristote partagent une vision de la mimêsis, leurs conceptions divergent profondément. Pour Platon, la mimêsis appartient principalement à l’ordre de l’imaginaire et de la représentation idéale. Elle sert à créer une belle image, une forme harmonieuse et symétrique destinée à séduire l’esprit. L’unité formelle de la tragédie, selon lui, répond avant tout à un impératif rhétorique : celle de satisfaire les sens et de séduire par son équilibre esthétique. La beauté dans l’œuvre de Platon est une perfection immobile, un idéal figé qui cherche à échapper à la déformation du devenir. Il s’agit d’un idéal pythagoricien, fondé sur des principes de proportion et d’harmonie intemporelles.
En revanche, Aristote conçoit la mimêsis différemment. Pour lui, la tragédie n’est pas simplement une belle forme à admirer, mais une action qui se déploie selon ses propres lois internes. L’unité organique de la tragédie est avant tout une unité dramatique, liée à l’enchaînement des épisodes et à la nécessité de cette action. Plutôt que de rechercher une beauté statique ou une apparence équilibrée, Aristote insiste sur le mouvement de l’histoire et la manière dont la tragédie produit son propre rythme au fur et à mesure de son déroulement. La beauté, dans sa vision, est un événement qui se manifeste dans le temps et ne peut être séparé du processus de création, de l’accomplissement de l’action tragique.
L’unité formelle dans la tragédie platonicienne est une recherche de perfection figée, en dehors du temps et du devenir. Mais pour Aristote, la tragédie est avant tout une œuvre en devenir, qui prend vie au fil de sa représentation et qui se révèle dans l’accomplissement même de son action dramatique. Le processus de réalisation, l’enchaînement des événements, le développement logique et nécessaire du muthos — voilà ce qui constitue, pour Aristote, la véritable beauté de la tragédie. Ce n'est donc pas la forme statique de la tragédie qui compte, mais la manière dont elle se construit et se réalise dans le temps, révélant ainsi la puissance de la mimêsis dans son accomplissement.
Imitation d’un acte (mimêsis praxeôs)
Dans la tragédie, les personnages ne sont pas définis par leurs caractères comme dans la comédie ou dans les écrits lyriques. Leur caractère découle de leurs actions. Autrement dit, c'est ce qu'ils font qui révèle qui ils sont. Un personnage tragique ne réfléchit pas sur ses émotions, mais prend des décisions dans des situations difficiles. Par exemple, un personnage peut choisir d’agir (comme Antigone ou Électre), tandis qu’un autre peut fuir la responsabilité (comme Ismène ou Chrysothémis). Ainsi, la tragédie se concentre sur l’acte, pas sur une analyse psychologique profonde.
En tragédie, le personnage idéal a du "caractère", c'est-à-dire qu’il est capable de prendre une décision et de se battre pour ses convictions, même si cela le conduit au malheur. La tragédie, selon Aristote, montre des personnages supérieurs à la réalité, c'est-à-dire des hommes qui font face au danger sans se dérober. En revanche, la comédie représente des personnages inférieurs, qui échouent à prendre des décisions et restent dans l'agitation sans aller jusqu'à l'action.
Aristote insiste sur le fait que l'art ne doit pas simplement refléter la réalité : l’artiste crée une image idéalisée ou embellie de l'homme. Dans la tragédie, l'artiste montre des hommes qui agissent courageusement, affrontant le danger sans chercher à s'en dérober. La tragédie valorise l'héroïsme et la force d’âme des personnages, tandis que la comédie met en avant la faiblesse et les échecs.
En résumé, dans la tragédie, les personnages sont supérieurs non parce qu’ils sont plus beaux ou parfaits, mais parce qu’ils sont prêts à agir face au péril, montrant ainsi une dévotion à l’action qui les élève au-dessus de la moyenne des hommes.
La catharsis (khatarsis)
La katharsis est purification des passions. Non pas de toute passion, mais de deux précisément nommées : la pitié (eleos) et la crainte (phobos). Curieusement, ces deux passions sont presque toujours nommées ensemble. Pourquoi elles plutôt que d’autres? Aristote s’inscrit ici dans une longue tradition qu’il renouvelle pourtant. Il nous faut donc d’abord comprendre le sens et la valeur du couple pitié/crainte. C’est seulement ensuite que nous nous demanderons comment la tragédie peut opérer “complètement” la katharsis de ces passions. Cette question nous conduira à préciser la notion d’anagnôrisis — de reconnaissance — qui qualifie le second volet du diptyque tragique : le dénouement (lusis) en effet est accompagné de reconnaissance, la crainte et la pitié se portant plutôt sur le nouement (desis) et surtout sur le coup de théâtre (peripeteia). Tout se passe comme si la reconnaissance avait la valeur d’une purification de la crainte et de la pitié.
Tout en ressemblant à ce qui s’opère dans la fête médiévale, le carnaval, où un dérèglement temporaire permet la “purgation” des tendances asociales, des craintes collectives, et le retour à une acceptation des normes et des contraintes de la société, la catharsis de la tragédie grecque du Vème siècle est à la fois plus “individuelle” et plus “intégrante”. Comme le montrent Vernant et Vidal-Naquet, en elle s'expriment les contradictions entre l'ancienne culture mythique et les nouvelles valeurs de la Cité, en particulier entre l'ancienne conception de la justice divine et une nouvelle justice “humaine” en train de se constituer. La catharsis purgerait le spectateur des terreurs liées à l'ordre incompréhensible et terrible des dieux et de la pitié envers le héros qui est la victime. Mais la pitié est alors perçue comme passion inhibante, inséparable de la terreur. Débarrassé de ces terreurs le spectateur accède à la rationalité et à la responsabilité civique nécessaires au fonctionnement de la Cité.
A- La crainte et la Pitié
B- La purification et la reconnaissance
1. La katharsis tragique : un retour à l’équilibre
Aristote considère la katharsis comme un processus de purification ou d’apaisement des émotions, notamment la crainte et la pitié, que le spectateur ressent face à une tragédie. Contrairement à ce que certains pourraient penser, la katharsis ne correspond pas au paroxysme de ces émotions, mais à leur résolution. Elle vise à restaurer l'équilibre de l’âme, troublée par les passions, en la rendant à nouveau unifiée et apaisée.
Un exemple clé pour Aristote est une scène d’Iphigénie en Tauride d’Euripide. Iphigénie, exilée chez un peuple barbare, doit sacrifier un étranger inconnu. Mais au dernier moment, elle reconnaît son frère Oreste et suspend le sacrifice. Cette reconnaissance (anagnôrisis) met fin à la violence, sauve une vie et incarne ainsi la véritable essence de la katharsis : non pas la mort, mais la réconciliation et le retour à une harmonie perdue.
2. La critique de la fascination pour la violence
Platon et Aristote partagent une méfiance envers les spectacles trop violents ou “à sensation”, qui exacerbent les passions des spectateurs. Selon eux, ces œuvres, qui attisent la curiosité morbide ou la fascination pour la souffrance, risquent de corrompre l’âme plutôt que de l’élever.
La tragédie, au contraire, apaise cette “démesure” en conduisant l’âme à une forme de pacification. Elle ne glorifie pas le lynchage collectif ou la violence, mais en montre les conséquences pour mieux les transcender.
3. La musique et la katharsis : une analogie éclairante
Aristote développe dans La Politique une réflexion sur la musique qui éclaire sa vision de la katharsis tragique. Il distingue deux types de musique :
- La musique “enthousiaste” ou “passionnelle” : elle excite les émotions comme la peur ou l’enthousiasme démesuré.
- La musique “sacrée” ou “purificatrice” : elle apaise les passions, ramène l’âme à son état normal et lui procure une joie profonde et innocente.
De même, la tragédie agit comme une médecine pour l’âme (pharmakon). Elle permet aux spectateurs d’éprouver intensément des émotions pour ensuite s’en libérer, les transformant en une expérience enrichissante et apaisante.
4. La katharsis, opposée au rite du pharmakos
Contrairement aux interprétations tardives, qui associent la tragédie à des rites d’expulsion comme celui du pharmakos(le bouc émissaire), Aristote voit la katharsis comme un processus de réconciliation intérieure.
- Le pharmakos incarne la projection des maux d’une communauté sur une victime, ce qui divise davantage les âmes.
- La katharsis, en revanche, rassemble l’âme en elle-même et favorise l’unité, non par le sacrifice, mais par la reconnaissance et l’apaisement des passions.
5. Une philosophie de l’unité et de l’enseignement
Pour Aristote, la tragédie n’est pas seulement un art, mais une poésie philosophique. En recréant le désordre des passions, elle prépare l’âme à s’élever vers la connaissance et l’harmonie. Cette idée s’inscrit dans une démarche éducative héritée de Platon, qui louait les musiques et les œuvres favorisant le courage et la sagesse, tout en condamnant celles qui provoquent le désordre et la démesure.
Ainsi, la tragédie rejoint la philosophie dans sa quête d’unité et d’enseignement. Elle aide l’âme à dépasser la tension entre le sacré et le profane, à retrouver la sérénité et à cultiver une forme d’amitié avec elle-même, fondée sur la mémoire et la réconciliation.
Références bibliographiques
"Un site colossal »
À partir de 2007, Jacques Darriulat met en ligne un site consacré à la philosophie en général et à la philosophie esthétique en particulier. Ce site est singulier par son ampleur (les textes qui s’y trouvent, imprimés en continu, donneraient lieu à 35 volumes de 300 pages chacun) et peut-être aussi par son projet : il s’agit d’inventer une œuvre en devenir d’un nouveau type, échappant au ne varietur de l'édition papier et offrant un paysage textuel en lequel il appartient au lecteur de tracer son propre itinéraire.
Ajouter un commentaire
Commentaires