L'acteur et la cible

Declan Donnellan

 

"L’acteur ne doit pas se préoccuper de lui-même, mais de l’effet qu’il produit sur l’autre."

Les 8 blocages de l'acteur


L'acteur et la cible


Les enjeux

Exemple : La scène du balcon

Du point de vue de Juliette:

  1. "Je vais m'enfuir avec Roméo" vs "je ne peux pas m'enfuir avec lui"
  2. "Tout ira bien" vs "Cela ne peut pas bien se passer"
  3. "Si je montre à Roméo qu'il me plaît , il sera attiré par moi" vs " Si je suis trop froide et directe, je le ferai fuir"
  4. "Je vois un avenir avec Roméo" vs " Il n'y a aucun avenir entre nous deux"

Du point de vue de Roméo:

  1. "Je vais faire ma vie avec Juliette" vs "Est-ce simplement la passion qui m'attire et m'aveugle?"
  2. "Je me lance" vs "Je n'y vais pas"
  3. "Elle me fait souffrir" vs "Elle réchauffe mon pauvre coeur"

 

 

Les enjeux vont toujours par pair et non par "Un".

Jouer DOUBLE enrichit le jeu de l'acteur 


Vouloir et avoir besoin

 

En jeu, la distinction entre "want" (vouloir) et "need" (avoir besoin) est essentielle. Vouloir est contrôlable, on peut l’allumer ou l’éteindre à volonté. Avoir besoin, en revanche, nous dépasse : c’est ce qui nous anime, ce qui nous met en mouvement. L’acteur doit toujours chercher la nécessité dans l’action, car c’est elle qui donne du poids et de l’urgence au jeu.

Un simple désir peut masquer un besoin profond. Par exemple, demander un café n’est pas anodin : est-ce pour se réveiller, pour se rassurer, pour éviter un silence gênant ? Derrière le désir apparent se cache une nécessité plus intime. Et sur scène, ce qui est en jeu, c’est précisément cette nécessité.

Prenons Juliette dans Roméo et Juliette. Elle exprime de sérieux besoin quand elle demande à Roméo de ne pas jurer par "l'inconstante lune". Elle ne veut pas simplement que Roméo soit constant ; elle a besoin qu’il le soit. Son avenir en dépend. Elle n’a pas le luxe de simplement désirer, car son existence même est suspendue à cette constance. L’acteur doit donc jouer non pas ce que son personnage veut, mais ce dont il a besoin, car c’est là que réside la véritable tension dramatique.

En posant la question « Que veut mon personnage ? », on risque de réduire l’enjeu. La véritable question est « De quoi mon personnage a-t-il besoin ? », car c’est cela qui le pousse à agir, qui le rend vivant et urgent sur scène.

 


Le choix en jeu 

 

Sur scène comme dans la vie, nous avons tendance à oublier que nous choisissons. Lorsqu'on dit qu’une personne est "irrésistible", on masque le fait que nous avons en réalité le choix de lui résister. Pourtant, lorsqu'on regarde un personnage, on se demande souvent : Pourquoi a-t-il fait ce choix ? alors que dans notre propre vie, nous avons souvent l’impression de ne pas en avoir.

Prenons Martin Luther : il aurait pu rester moine, mais il a déclenché la Réforme. Pourtant, pour lui, le choix n’en était pas un. Il devait agir, il n’avait pas d’autre possibilité. Il ne s’agissait pas d’un choix rationnel, mais d’une nécessité intérieure.

Sur scène, un grand moment dramatique repose sur une décision qui change une vie. Quand Juliette choisit Roméo, ce n’est pas un choix rationnel où elle pèse le pour et le contre comme on choisit un café. Pour la Nourrice, épouser Paris est une possibilité viable, mais pour Juliette, après la scène du balcon, ce n’est plus une option. Elle doit être avec Roméo. Comme Luther, elle agit comme si elle n’avait pas d’autre issue.

À l’inverse, un personnage qui hésite trop devient paralysé. Hamlet est incapable d’agir tant qu’il se sent libre de choisir. Ce n’est que lorsqu’il pense ne plus avoir d’option qu’il passe enfin à l’action.

 En jeu, il ne faut pas "faire un choix", il faut jouer un personnage qui croit qu’il n’en a plus. Un acteur qui se demande « Est-ce que je choisis de faire ça ? » risque d’aplatir l’enjeu dramatique. Mais un acteur qui joue la nécessité transforme la scène en un moment vibrant de vérité.


Action et réaction

 

Sur scène, tout est réaction. Comme en physique avec Newton : « À chaque action correspond une réaction égale et opposée. » Rien ne commence vraiment, tout répond à ce qui précède.

Prenons un exemple : un étudiant remarque une fille qui lit Anna Karénine à la bibliothèque. S’il n’est pas intéressé, il passera à autre chose. Mais s’il est attiré, il interprète son ignorance comme une action dirigée contre lui. Il tousse, bouge, cherche à capter son attention. En réalité, elle ne le remarque même pas, mais lui, il joue déjà un drame intérieur.

 Sur scène, le personnage ne fait jamais qu’agir, il réagit toujours. L’acteur ne doit pas chercher à "déclencher" une action comme s’il était à l’origine de tout. Il répond à un événement qui l’a précédé. C’est ce qui rend le jeu vivant et urgent.

Ainsi, un acteur ne doit pas se demander : « Comment vais-je jouer cette scène ? » mais plutôt « À quoi suis-je en train de réagir ? ». Ce qui me pousse à parler, à bouger, à crier ou à me taire vient toujours d’avant, de l’autre, du contexte.

 

Sur scène, tout part du partenaire – même s’il est invisible. Un acteur ne peut pas "sortir" une réplique comme si elle flottait dans le vide. Il répond toujours à quelque chose.

Prenons Juliette et son fameux « Oh Roméo, Roméo, pourquoi es-tu Roméo ? ». Irina, l’actrice qui la joue, pourrait se sentir bloquée. Elle sait qu’elle parle à Roméo, mais pourquoi le fait-elle ? Veut-elle le taquiner ? Le séduire ? Le provoquer ? Le détruire ? Tout dépend de ce que fait Roméo.

Juliette ne parle pas dans le vide. Elle répond à quelque chose. Même si Roméo est hors scène, elle imagine qu’il est en train de faire quelque chose. Est-ce qu’il proclame fièrement son nom de Montaigu ? Est-ce qu’il explique que leur amour est impossible ? Est-ce qu’il reste silencieux et distant ?

L’acteur ne doit jamais se dire : « Quelle émotion vais-je jouer ? » mais plutôt « À quoi suis-je en train de répondre ? ».

Le théâtre n’est jamais une suite de répliques. C’est une chaîne de réactions. Irina ne doit pas jouer une intention figée, mais se laisser transformer par ce que Roméo fait – ou ce qu’elle imagine qu’il fait. C’est là que naît la vérité du jeu.

 

Une réplique n’existe pas dans le vide. Elle répond toujours à quelque chose.

Prenons Juliette et son célèbre « A rose by any other name would smell as sweet. » Ce n’est pas une remarque botanique lancée au hasard. Elle répond à Roméo. Mais à quel Roméo exactement ?

Si Irina, l’actrice qui joue Juliette, veut donner du sens à cette réplique, elle doit d’abord voir ce que fait Roméo. Est-il en train de défendre son nom de Montaigu comme une part essentielle de son identité ? Dans ce cas, Juliette doit l’arrêter, le contredire, le faire changer d’avis.

 L’acteur ne "dit" pas un texte, il "réagit" à ce qui est déjà en train d’être joué.

Si Irina imagine que Roméo vient de dire : « Mon nom est aussi important pour moi que mon propre corps ! », alors Juliette doit répondre : « Ce n’est ni une main, ni un pied, ni un bras, ni un visage… » Elle ne récite pas une poésie, elle essaie de lui faire entendre quelque chose qu’il refuse d’admettre.

Plutôt que de se demander « Comment vais-je jouer cette scène ? », Irina doit ouvrir les yeux, observer, écouter et voir ce qu’elle doit changer chez Roméo. C’est en cherchant à influencer l’autre que le jeu devient vivant.

 

Après Irina, donnons un peu d’attention à Alex, qui joue Roméo et qui se sent bloqué. Il monte sur scène, regarde Juliette et dit :

 « It is the east and Juliet is the sun ! »

Mais ça sonne faux. Il pousse l’émotion, il essaie d’être sincère, mais plus il force, plus il se sent frustré.

Pourquoi ? Parce qu’il croit que cette ligne parle de Juliette.

Un acteur ne doit pas "décrire", il doit "agir". S’il se contente de dire ce qu’il ressent, il se limite à une démonstration d’émotion. Mais une réplique ne sert jamais à exprimer une émotion figée. Elle sert à influencer l’autre.

Alors à qui Roméo parle-t-il ?

Il pourrait s’adresser à l’audience. Imaginez une salle passive, qui voit juste une fille sur un balcon, rien de plus. Roméo doit changer ça. Il doit leur faire voir Juliette comme une explosion de lumière, une révélation.

Son texte devient alors une réaction à l’indifférence du public :

 « C’est l’Orient, et Juliette est le soleil ! » (Vous ne voyez pas ?! Ouvrez les yeux !)

Si Alex joue cette réplique comme une tentative d’ouvrir le regard du spectateur, alors son énergie se dirige vers l’extérieur et devient vivante. Il ne parle pas de Juliette, il parle à quelqu’un.

Un acteur ne dit jamais une réplique pour exprimer un état intérieur. Il dit une réplique pour modifier l’autre.

 


La transformation de l'acteur

 

Transformation : un malentendu à dissiper sur le travail de l’acteur

En tant qu’acteur, il est essentiel de comprendre une chose toute simple, mais souvent mal comprise : on ne se transforme pas. L’idée qu’un comédien doive absolument se “transformer” pour incarner un personnage est non seulement erronée, mais elle peut devenir un poids inutile, voire un obstacle. Ce fantasme de la transformation – tout comme celui de la perfection – est une illusion.

Nous ne changeons pas. C’est le monde du personnage qui change autour de nous. Ce n’est pas l’acteur qui se transforme, c’est la cible, c’est-à-dire tout ce vers quoi le personnage regarde, tout ce qu’il traverse : les objets, les lieux, les relations, les événements.

Prenons l’exemple de Juliette. Certes, elle évolue tout au long de la pièce. Mais l'actrice qui joue Juliette, ne peut pas "montrer" cette transformation de manière directe. En revanche, elle peut percevoir – à travers les yeux de Juliette – les transformations du monde autour d’elle.

 

Voir le changement – et non le jouer

Un personnage, comme n’importe quel être humain, ne se change pas délibérément. Il ne se transforme pas volontairement. En revanche, il peut prendre conscience qu’il a changé. Et cette prise de conscience ne peut surgir que lorsqu’on se voit à distance, même très légèrement. Par exemple : « Ce qui m’aurait mis en colère hier ne m’affecte plus aujourd’hui. » — ou bien — « Ce qui me fait pleurer aujourd’hui m’aurait fait rire autrefois. »

C’est cette prise de recul, cette lucidité inattendue, qui signale le changement, bien plus que n’importe quelle démonstration volontaire.

Quand Juliette dit :

« Ah! Je voudrais rester dans les convenances; je voudrais, je voudrais nier  ce que j'ai dit. Mais adieu les cérémonies !. »,  elle réalise, peut-être pour la première fois, qu’elle a changé. Elle voit qu’elle n’est plus la jeune fille bien éduquée, polie, qui aurait joué le jeu des convenances. Une autre Juliette est née : plus libre, plus vivante.

L' interprète Juliette, ne doit pas chercher à montrer ce changement. Si elle tente de démontrer que Juliette évolue, elle risque de transformer la scène en exposé sur l’évolution du personnage : "ici, elle est innocente", "ici, elle est amoureuse", "ici, elle est veuve éplorée"… Ce type de jeu est artificiel, parce qu’il cherche à contrôler ce que perçoit le public.

Or, le public ne vient pas voir "Juliette". Le public vient voir l'interprète de Juliette. Plus précisément : il vient voir ce que cet interprète voit. Ce n’est pas à elle de s’effacer ni de se forcer à "changer" : c’est à elle d’être présente, lucide, attentive, et de laisser le monde du personnage – les autres, les événements, les situations – agir sur elle.

 

Digression : sur la transformation, l’état… et l’illusion de contrôle

Il arrive parfois, en répétition, que quelque chose se révèle soudainement vivant. Un moment surgit, vibrant, intense, porteur d’une joie presque euphorique. Irina sent qu’elle touche quelque chose de juste, de vrai. C’est magique, et tout semble simple.

Mais le lendemain, Irina revient pleine d’enthousiasme… et le miracle ne se reproduit pas. Le même passage paraît terne, vide. Ce qu’elle croyait avoir "trouvé" a disparu. Pourquoi ? Parce que ce n’était pas un état à atteindre ou à reproduire. C’était un élan, un mouvement, quelque chose de vivant, qui est passé à travers elle, à ce moment-là.

La tentation est grande de croire que ce moment a été "gagné", "mérité" par le travail ou la technique. Mais la vie ne se mérite pas comme un salaire. Elle ne se fabrique pas. Elle arrive, parfois. Elle est incontrôlable, capricieuse, insaisissable. Et cela nous dérange. Parce que nous aimons le contrôle. Nous voulons répéter, stabiliser, reproduire. Mais avec le théâtre vivant, cela ne marche pas ainsi.

La seule chose que nous puissions faire, c’est ne pas empêcher la vie de passer. Ne pas la bloquer. Ne pas chercher à la produire. Et surtout : regarder. Voir clairement ce qui se passe autour du personnage, rester connecté au "cible", à ce que le personnage regarde, désire, craint, attend. La vie vient de là. Pas de nous.

Il n’existe pas d’état de jeu, pas d’état de grâce que l’on pourrait convoquer à volonté. Ce sont des instants vivants, qui passent si on leur laisse la place. On ne "refait" pas un moment vivant. On peut juste retrouver la direction, la manière dont on y est arrivé, et espérer que la vie repasse par là.

 

Voir ou montrer : il faut choisir

Il y a une distinction fondamentale en théâtre que tout comédien devrait garder en tête : on ne peut pas à la fois voir et montrer. Ces deux démarches s’excluent l’une l’autre. Et pourtant, sur scène, la tentation est forte de montrer ce que l’on ressent, comme si l’on voulait s’assurer que le public comprendra bien notre émotion.

Mais vouloir "montrer ce qu’on ressent", c’est trahir le travail. C’est un désastre. Parce que montrer, c’est parler de soi. C’est vouloir contrôler la perception du spectateur, c’est jouer à ouvrir une porte tout en tenant la poignée. Voir, en revanche, c’est tourner son attention vers l’autre : vers le partenaire, vers l’espace, vers l’objet de désir ou de peur du personnage. Voir, c’est être traversé.

Quand l'interprète de Juliette cherche à montrer ce que Juliette ressent pour Roméo, elle écrit en fait une note de bas de page à sa propre performance. Elle donne une explication au lieu de laisser le mystère agir.

Montrer, c’est prétendre. Et prétendre, ce n’est pas jouer. La différence peut être flagrante (faire semblant de pleurer vs pleurer en jouant), ou beaucoup plus subtile.

Enfin, il existe bien une part d’inconscient dans le jeu d’acteur, mais elle se loge dans le travail invisible, dans la profondeur que l’on construit sans l’exhiber. Cela viendra… si l’on regarde, au lieu de vouloir montrer.

 

Le monde invisible

Pour bien jouer Juliette, Irina ne doit pas seulement explorer ce que Juliette vit « en vrai », mais aussi plonger dans le monde imaginaire de Juliette, ses rêves, ses frustrations, ses projections. Juliette n’est pas seulement une jeune fille en prise avec sa famille : elle est aussi une rêveuse, une créatrice de mondes intérieurs. Elle aimerait sans doute que les choses soient différentes : une mère plus douce, un monde plus libre, une autre version d’elle-même.

C’est essentiel : le premier lien de Juliette, c’est avec elle-même. Elle est en tension avec elle-même. Elle veut changer, elle doute, elle se juge. Irina peut s’interroger : comment Juliette se voit-elle dans le miroir ? Qui voudrait-elle voir à sa place ? Et surtout : qui redoute-t-elle de voir ?

Mais l'interprète de Juliette ne doit jamais chercher à rendre cela "clair". Le travail invisible ne se montre pas. Dès qu’on essaie de montrer ce qu’on a compris, ça disparaît. Le mystère s’envole. Ce travail en profondeur existe, mais il se manifeste par grâce, pas par volonté.

Exercices d’extrême

Pour nourrir ce travail invisible, il existe des exercices extrêmes : jouer une scène en exagérant une intention — par exemple : tout faire pour faire rire la mère, ou pour l’humilier, ou pour la séduire. C’est souvent étrange, mais parfois, une vérité inattendue surgit. Ce moment-là, on le garde. Pas dans la forme, mais dans la trace qu’il laisse. Et plus tard, sans que l'actrice le contrôle, le jeu en sera transformé. Elle verra autrement sa mère, elle verra plus richement.

Chercher les contraires

Un autre exercice : imaginer l’exact opposé de Juliette. Une Lady Macbeth, par exemple. Et ensuite, chercher s’il y a des ponts entre elles. La réponse n’est pas ce qui compte. Ce qui importe, c’est de casser les clichés, de remuer les idées reçues, de faire surgir du vivant dans l’imaginaire.

Tout ce travail nourrit ce que l’on appelle l’invisible : cette couche profonde qui ne se joue pas mais qui colore tout ce que l’on voit. C’est mystérieux, oui. Mais il faut apprendre à faire confiance. On ne comprend pas chaque mécanisme de notre respiration, et pourtant on respire. Il en va de même pour le jeu. Il faut voir, chercher, expérimenter… et lâcher prise.

 

Les personnages mentent toujours — et c’est tant mieux

Un personnage ne dit jamais la vérité sur lui-même. Jamais. Ce qu’il dit, c’est ce qu’il aimerait être. Ce qu’il voudrait que les autres croient. Ou bien ce qu’il redoute d’être, et qu’il cherche désespérément à cacher. Même quand il essaie d’être honnête, il ne peut livrer qu’une version incomplète, subjective, fragmentaire. Une fiction personnelle.

Et c’est là que le théâtre devient palpitant.

Un personnage est un narrateur peu fiable. C’est sa nature même. Ce qu’il dit de lui est un masque — parfois doré, parfois grotesque, parfois désespéré. Quand Lady Macbeth invoque des esprits meurtriers pour qu’ils changent son lait en fiel, elle ne nous prouve pas sa force. Elle nous signale son vertige. Elle crie : « Je suis impitoyable ! », mais dans les interstices de ses mots, on entend autre chose : « Pitié, ne voyez pas à quel point je doute, à quel point j’ai peur de n’être rien. »

Un vrai monstre n’a pas besoin de discours. Il agit. Le personnage, lui, parle — beaucoup — parce qu’il essaie de construire une version de lui-même qu’il pourrait supporter. Et c’est dans cette tension, entre ce qu’il dit et ce qu’il cache, que l’acteur trouve sa matière.

Le comédien ne joue donc pas les mots comme une vérité brute. Il les creuse. Il écoute ce qu’ils essaient de dissimuler. Il entend le murmure sous le cri, la fragilité derrière la pose, la blessure sous la cuirasse. Car c’est là que naît le théâtre vrai, humain, vibrant.

Chaque personnage est une énigme qui se raconte pour ne pas se révéler. À l’acteur de faire entendre ce qu’il tait.

 

Le personnage est son propre metteur en scène

Le comédien joue un personnage — c’est entendu. Mais ce qui est plus subtil, plus passionnant encore, c’est que le personnage lui-même joue un rôle. Il ne se montre jamais tel qu’il est. Il se fabrique. Il se rêve. Il met en scène une version de lui-même qu’il voudrait croire réelle.

Quand Lady Macbeth parle, elle ne nous donne pas un reportage honnête sur ses pensées. Elle nous fait un spectacle. Un numéro. Elle veut nous convaincre — et, en creux, se convaincre elle-même. Si elle peut nous faire croire qu’elle est forte, alors peut-être réussira-t-elle à oublier qu’elle a peur.

Ses mots ne sont pas là pour décrire le monde. Ils sont là pour le modifier. Elle ne dit pas : « Voici ce que je ressens. » Elle dit : « Ne croyez pas ce que vous êtes en train de penser ! Croyez cela à la place ! » C’est un combat. Un combat rhétorique contre l’espace, contre le regard du public, contre les doutes qui l’assaillent.

Quand elle fait des blagues noires sur des corbeaux perchés sur ses remparts, ce n’est pas pour être poétique. C’est une tentative désespérée de nous faire croire qu’elle contrôle la situation. De montrer qu’elle est cool, lucide, impitoyable. Mais ce vernis cache la panique. Et c’est là que l’acteur a de l’or entre les mains.

Il faut toujours se souvenir que si le personnage continue à parler, c’est que sa dernière réplique n’a pas suffi. Le monde ne s’est pas laissé faire. L’espace résiste. Alors il recommence. Il tente autre chose. Il réajuste. Il corrige. Il réagit.

C’est cela, la mécanique profonde d’un monologue : ce n’est jamais une confidence figée, c’est une série de tentatives de transformer la perception de l’autre — et du monde. Le personnage ne crée pas, il corrige. Il bricole. Il rafistole.

Et c’est ainsi qu’on évite le piège de vouloir « être » le personnage. Car le personnage, lui, est déjà en train de jouer un rôle. Il ne s’agit pas de devenir une Lady Macbeth naturellement flamboyante, mais de jouer quelqu’un qui joue Lady Macbeth. Qui lutte pour exister. Qui s’épuise à tenir son rôle. Qui parle étrange, non parce qu’elle est étrange, mais parce que l’espace autour d’elle l’y oblige.

 

Et si on arrêtait de “construire” un personnage ?

“Travailler un personnage”, “entrer dans son personnage”, “trouver la vérité d’un personnage” : ces expressions sont omniprésentes. Mais elles reposent sur une idée trompeuse — celle qu’un personnage serait une chose qu’on peut posséder, qu’il suffirait de “l’attraper”. Or, un personnage n’est pas un objet figé qu’on tiendrait dans la main. Il n’y a pas de vérité centrale, fixe, que l’on puisse atteindre. Parce qu’un personnage, comme un être humain, est en perpétuelle variation.

Nous ne sommes pas les mêmes face à un.e ami.e, un.e collègue, un inconnu. Nous ne sommes pas les mêmes au travail, en famille, à la plage. Et toutes ces versions de nous sont vraies. Croire qu’il existe une seule version “authentique” de soi, ou de son personnage, est une illusion rassurante mais dangereuse. Elle nous enferme. Elle nous fige. Elle nous éloigne du vivant.

C’est ce que Macbeth illustre si violemment. Il croit en une “identité” solide : son “état d’homme unique”. Mais dès que cet état est bousculé par le désir, par la peur, par la violence, il perd pied. Il découvre un autre Macbeth, qu’il ne reconnaît pas. Et c’est précisément ça, être humain : être multiple, contradictoire, imprévisible. Croire qu’on va pouvoir tout comprendre de soi ou de son personnage est une chimère. On ne sait pas vraiment qui l’on est. On ne sait pas ce qu’on ferait en situation extrême — et le théâtre est justement l’exploration de ces extrêmes.

La publicité, la politique, la culture de la “vérité intérieure” nous vendent l’idée d’un moi stable, d’un soi pur à atteindre. Ce n’est pas vrai. Et le théâtre, au lieu de nous figer dans cette quête impossible, peut nous en libérer. Il nous rappelle que le personnage n’est pas à construire comme une œuvre finie, un œuf de Fabergé qu’on pose sur un coussin de velours. Il est à accueillir. À laisser advenir dans le moment, dans l’espace, en lien avec les autres, en réaction avec ce qui se passe. Ce n’est pas nous qui créons le personnage. C’est le flux du jeu qui le fait émerger.

Alex et Irina n’ont donc pas à “fabriquer” leur personnage pour que le public l’admire. Leur seule mission : se rendre disponibles au présent, au trouble, à l’imprévu. Le personnage ne naît pas d’une vérité intérieure qu’on aurait trouvée à force de creuser. Il naît de l’instabilité même de l’humain, de ce bouillonnement d’émotions, de contradictions, d’inconnues. Et il naît dans l’espace.

Alors plutôt que de “travailler un personnage”, laissons-le apparaître. Non pas comme un objet à exposer, mais comme un être à vivre.

 


L'espace et l'acteur

 

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