Le drame bourgeois

 

« Le but du drame est moins d’attendrir que d’instruire ; il doit peindre les mœurs et proposer aux spectateurs des modèles à imiter ou à fuir. »
Discours sur la poésie dramatique (1758), Diderot

Une révolution théâtrale : du classicisme au drame bourgeois

Le théâtre européen connaît une transformation radicale qui bouleverse les principes hérités de l’Antiquité et du classicisme. Ce changement, amorcé par des précurseurs comme Guarini en Italie, Tirso de Molina en Espagne et Ogier en France, trouve son aboutissement avec Diderot et Louis-Sébastien Mercier, théoriciens du drame bourgeois. Leur influence s’étend jusqu’à Lessing, qui fonde le théâtre allemand en s’inspirant de leurs idées, et à Goldoni, dont la réforme de la comédie italienne s’inscrit dans cette dynamique.

Cette évolution marque une rupture avec la doctrine de l’imitation des Anciens. Désormais, l’émotion prime sur la raison, et les règles classiques sont rejetées au nom de la liberté artistique. L’idée d’un Beau intemporel s’efface au profit d’un théâtre national, dans lequel la société – et en particulier la bourgeoisie montante – se reconnaît. Le théâtre devient ainsi un miroir des préoccupations contemporaines, donnant une place centrale au réalisme.

En France, ce renouveau théâtral joue un rôle majeur dans la réflexion idéologique de l’époque prérévolutionnaire, même s’il n’engendre pas de chef-d’œuvre immédiat. Il marque néanmoins une transition décisive entre le théâtre de l’Ancien Régime et celui du monde moderne. Le drame romantique s’appuiera sur ces acquis, tout en abandonnant progressivement le réalisme, que le théâtre naturaliste réintroduira plus tard.

 

Condamnation des genres anciens

 

Condamnation de la tragédie

Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, sous l'impulsion de penseurs comme Diderot et Mercier, une nouvelle théorie du théâtre émerge en France, marquant la fin de l'Ancien Régime et annonçant une esthétique moderne.

La tragédie classique, corsetée par des règles rigides et des sujets antiques, devient obsolète face aux idéaux des Lumières. De 1680 à 1715, un changement de mentalité s'opère : on passe du respect de l'ordre établi à une aspiration à l'égalité et à la liberté, comme en témoigne la Querelle des Anciens et des Modernes. La tragédie est critiquée pour son artificialité et son éloignement des préoccupations contemporaines. Si certains, comme Fontenelle ou Voltaire, tentent de lui donner une portée morale, d'autres, comme Marivaux, Rousseau, Beaumarchais ou Mercier, dénoncent son invraisemblance et son incapacité à émouvoir un public moderne.

Le spectateur du XVIIIe siècle ne se reconnaît plus dans des héros antiques et des discours éloignés de son quotidien. Mercier et ses contemporains appellent ainsi à un théâtre national, ancré dans la réalité contemporaine, rejetant les figures mythologiques et les conventions figées au profit d’une dramaturgie plus proche de la vie et des préoccupations sociales de leur époque.

Dans son Nouvel Essai sur l'art dramatique, Mercier narre une anecdote qui a pour but de démontrer que la tragédie ne concerne plus du tout l'homme de son temps. « Un paysan d'Alsace, homme de très bon sens, se trouvait à Paris pour la première fois de sa vie. On se fit un plaisir de le mener en loge voir la représentation d'une tragédie. Il écouta d'abord fort attentivement, et comme on l'interrogeait sur ce qu'il éprouvait, il répondit : « Je vois des gens qui parlent et qui gesticulent beaucoup ; il m'est avis qu'ils s'entretiennent de leurs affaires, et comme ce ne sont pas les miennes je pense que je n'ai pas besoin d'y prêter une plus longue attention. » Ayant dit cela, il se mit à regarder les hommes et les femmes qui composaient l'assemblée, et plus n'écouta. » (ch. 2, « De la tragédie ancienne et moderne »).

 

Condamnation de la comédie

Tandis que la tragédie décline, la comédie, bien que menacée, évolue. Son problème majeur réside dans l’invraisemblance de ses personnages, notamment les valets comiques, jugés dépassés au XVIIIe siècle. Mercier et Diderot critiquent la caricature excessive et prônent une plus grande vraisemblance. Rousseau, quant à lui, voit la comédie comme une école du vice et condamne Molière, dont le rire rend les défauts sympathiques. Face à ces critiques, la comédie s’oriente vers des formes nouvelles, mêlant comique et émotion, préparant ainsi l’émergence du drame. Des auteurs comme Destouches, Nivelle de La Chaussée, Marivaux et Voltaire expérimentent ces évolutions, cherchant à refléter davantage la complexité de la vie.

Voltaire, dans la préface de Nanine (1749), prône une « comédie attendrissante », qui mêle émotion et comique. Pourtant, il critique les excès du pathétique et défend l'importance du rire :

« La comédie peut se passionner et attendrir, à condition qu'elle fasse aussi rire les honnêtes gens. Si elle devenait uniquement larmoyante, elle deviendrait un genre vicieux et désagréable. »

Dans la préface de L’Enfant prodigue (1737), il anticipe l’esthétique du drame en revendiquant un mélange des tons, fidèle à la réalité de la vie :

« La vie est faite d’un mélange de sérieux et de plaisanterie, de comique et de pathétique. Dans une même maison, un père gronde, une fille pleure son amour contrarié, un fils se moque des deux, et quelques proches prennent position différemment. On raille souvent dans une chambre de ce qui fait pleurer dans la pièce voisine, et une même personne peut rire et pleurer d'une même situation en l’espace de quelques instants. »

 

L’entreprise dramatique de Diderot

Diderot entreprend une refonte du théâtre en créant un troisième genre situé entre la tragédie et la comédie : le drame sérieux. Son ambition n’est pas de révolutionner radicalement les formes théâtrales, mais d’explorer un espace intermédiaire qui reflète mieux la complexité de l’expérience humaine, située entre la joie et la douleur.

Ce genre hybride permet une grande souplesse : il peut osciller entre des tonalités plus comiques ou plus tragiques, en fonction des situations et des personnages. Diderot expérimente cette approche avec des œuvres comme Le Fils naturel et Le Père de famille, montrant ainsi que cet intervalle entre comédie et tragédie n’est pas illusoire.

Au fil de ses réflexions, Diderot donne à ce nouveau genre un nom propre : le drame. Il ne se contente plus d’être une simple désignation générale pour une pièce de théâtre, mais devient une catégorie spécifique, définissant un théâtre sérieux, moral et émouvant, qui cherche à toucher le spectateur tout en restant ancré dans le réel. Cette redéfinition du théâtre marque une évolution décisive, qui influencera durablement les dramaturgies postérieures.

La théorie des conditions

Diderot révolutionne la dramaturgie en instaurant un nouveau critère fondamental : la théorie des conditions. Contrairement à la dramaturgie classique, qui opposait les héros tragiques et les caractères comiques, il propose de définir les personnages selon leur fonction sociale. Il met en scène des figures issues de tous les milieux – philosophe, commerçant, juge, citoyen – et complète cette classification par leurs relations humaines (père, époux, frère…), afin d’instaurer une proximité entre la scène et le spectateur.

Ce réalisme social favorise une identification émotionnelle et morale : le spectateur doit pouvoir se reconnaître dans les personnages, ressentir leurs souffrances et apprendre les leçons de la vertu. Beaumarchais et Mercier reprendront cette idée dans leurs propres théories du théâtre sérieux.

Diderot opère aussi une mutation du langage dramatique. Pour rester fidèle à la vérité du quotidien, il rejette les vers classiques et privilégie la prose, plus naturelle et accessible. Toutefois, la prose seule ne suffit pas à exprimer toutes les nuances du réalisme humain. Diderot intègre alors une nouvelle dimension : le langage du corps. Geste, mimique et pantomime deviennent des moyens d’expression à part entière, ouvrant la voie au théâtre moderne.

 

Le mélange des tons

Le drame, comme genre théâtral, se distingue par sa capacité à intégrer des éléments de la tragédie et de la comédie. Louis-Sébastien Mercier, dans son Nouvel Essai sur l'art dramatique, souligne que le terme "drame" provient du grec "drama", signifiant action, et qu'il est fondamental pour une pièce de théâtre. Diderot, avec Le Fils naturel et Le Père de famille, établit une nouvelle poétique où le drame occupe une position intermédiaire entre tragédie et comédie, tout en s’efforçant de capturer la complexité de la vie.

Diderot critique le genre de la tragi-comédie, qu'il considère comme un mélange maladroit des genres, et insiste sur l'importance de respecter la "pente" de chaque sujet. Mercier rejoint cette critique, mais admire certains dramaturges comme Calderón et Shakespeare, qui réussissent à "mélanger et marier les couleurs".

En s’inspirant de Térence, les théoriciens des Lumières plaident pour une transformation du style théâtral, en demandant aux personnages d'utiliser un langage plus proche de la réalité quotidienne et de leur milieu social. Cela inclut l’abandon du vers et de la tirade, jugés trop emphatiques. Mercier et Beaumarchais encouragent l'utilisation de la prose, valorisant un style simple et authentique qui reflète les passions humaines, éloigné des conventions rigides de la poésie.

Beaumarchais, dans son Essai sur le genre dramatique sérieux, souligne également l'importance d'un style simple et direct, éloigné des ornements de la poésie classique. Il prône un langage vif, pressé et authentique qui véhicule les passions humaines sans recourir à la stylisation du vers. Cette évolution vers la prose et le langage naturel contribue à ancrer le drame dans la réalité quotidienne, permettant une identification plus forte du public avec les personnages et leurs émotions. En résumé, le mélange des tons et l'évolution du langage théâtral inaugurent une nouvelle ère dans la dramaturgie, où la complexité des expériences humaines trouve enfin sa place sur la scène.

 

Une action qui reproduit le réel

L'évolution du drame au XVIIIe siècle introduit un changement fondamental dans la manière dont l'action est représentée sur scène, en cherchant à refléter la réalité de la vie quotidienne des spectateurs parisiens. Les théoriciens du drame, tels que Diderot et Mercier, insistent sur la nécessité de conserver l'unité d'intérêt au sein de l'action théâtrale, même si cette unité peut parfois sembler irréaliste. Diderot souligne que mêler plusieurs intrigues peut perturber l'attention du spectateur, comme il le critique chez Marivaux, qu'il juge peu efficace en raison de ses intrigues parallèles.

Alors que les pièces classiques contiennent souvent peu de protagonistes, le drame, pour mieux capturer l'animation de la vie quotidienne, nécessite un plus grand nombre de personnages, en réponse à la disparition des chœurs qui composaient les pièces antiques.

Diderot conteste également la structure classique de la pièce en cinq actes, jugée rigide et monotone. Il critique Horace pour avoir instauré cette division artificielle, préférant l'approche des anciens dramaturges grecs qui n'étaient pas soumis à de telles contraintes. Selon lui, le découpage d'une pièce devrait être dicté par le développement naturel de l'action, plutôt que par des divisions arbitraires. Diderot propose que chaque acte ait un titre, afin d'assurer une meilleure cohérence et d'aider à la répartition de l'action, un concept que les romantiques adopteront par la suite.

Les théoriciens du drame s'opposent à l'idée d'unité de lieu et de temps, considérées comme des limitations inutiles qui peuvent entraver le développement de l'action. Mercier cite Shakespeare pour illustrer que la liberté de mouvement temporel et spatial peut enrichir la vraisemblance et l'intérêt dramatique. Cependant, sa conception du changement de lieu diffère de celle de Shakespeare, qui permet des transitions rapides entre les scènes. Mercier insiste pour que les changements de lieu ne se produisent que lors des entractes, ce qui peut paraître restrictif.

Diderot, pour sa part, prône la suppression des transitions artificielles entre les scènes pour créer une illusion de vie plus authentique, s'inspirant encore de Térence. Il propose que des scènes courtes et rapides, qu'elles soient muettes ou parlées, pourraient produire un impact plus fort dans la tragédie, suggérant ainsi une nouvelle approche dramatique qui met l'accent sur le réalisme et la fluidité de l'action.

Le Quatrième Mur

Le concept du « quatrième mur », élaboré par Diderot, représente un tournant majeur dans l'esthétique du drame bourgeois, reflétant un souci de réalisme qui devient central dans le théâtre du XVIIIe siècle. Diderot encourage à la fois les auteurs et les acteurs à ignorer la présence des spectateurs pour maximiser l'illusion scénique. Dans ses Entretiens sur « Le Fils naturel », il affirme que le véritable engagement dans l'action dramatique nécessite de considérer le spectateur comme inexistant : « Dans une représentation dramatique, il ne s'agit non plus du spectateur que s'il n'existait pas. »

Cette idée se renforce dans le Discours sur la Poésie dramatique, où Diderot exhorte les dramaturges à maintenir une séparation entre l'action sur scène et le public. Il met en garde contre les distractions qui pourraient survenir si l'auteur ou l'acteur se souciait de l'audience, soulignant que cela altérerait l'illusion de la scène. En utilisant la métaphore d'un grand mur invisible séparant les acteurs du public, Diderot insiste sur l'importance d'une immersion totale dans le récit sans interruption de la part des spectateurs.

Cette vision n'est pas totalement nouvelle, car des théoriciens classiques, comme d'Aubignac, avaient déjà plaidé pour une action autonome sur scène, mais Diderot formalise cette séparation à travers le concept du quatrième mur. Cette séparation, qui était déjà illustrée par l'usage d'un rideau pour fermer la scène, se radicalise dans les années 1750. En 1759, les banquettes réservées aux spectateurs de marque sont supprimées, renforçant cette frontière entre le monde du spectacle et celui du public.

Voltaire, dans une lettre au comte d'Argental, exprime son enthousiasme pour cette réforme, soulignant que cela permettra une représentation plus immersive de l'action sans recourir à des récits explicatifs. Il prédit que le théâtre parisien subira une transformation significative, privilégiant des éléments de spectacle qui favoriseront l'illusion dramatique : « Les tragédies ne seront plus des conversations en cinq actes [...] On voudra de la pompe, du spectacle, du fracas. »

Ainsi, avec l'instauration du quatrième mur, la scène devient un espace clos, dédié uniquement à l'action dramatique. Les spectateurs peuvent voir, mais ne peuvent plus interagir, renforçant ainsi le réalisme et l'illusion scénique. Cette nouvelle dynamique transforme le rapport entre le théâtre et son public, établissant une distance qui permet aux acteurs de jouer avec une plus grande liberté, et aux spectateurs de s'immerger dans l'œuvre sans distractions.

 

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