Aristote revisité à l'époque classique
De l’Italie à la France : l’aristotélisme naissant
À partir de 1453, l'avancée des Turcs pousse les Byzantins à se réfugier à Venise avec le texte d'Aristote. La première traduction latine de la Poétique par Giorgio Valla en 1498, suivie de l'édition grecque en 1508, marque le début de la diffusion des idées d'Aristote en Italie. Cette diffusion, d'abord lente, s'accélère et s'intensifie au cours du XVIe siècle, établissant l'autorité d'Aristote en matière de poétique. Dès les années 1550, les éditions, traductions et commentaires de la Poétique se multiplient, notamment ceux de Robortello, Maggi, Scaliger et Castelvetro, qui permettent de faire connaître les théories d'Aristote en France.
En Italie au XVIe siècle, une grande controverse autour des idées aristotéliciennes émerge, initiant des débats qui se poursuivront en France. Parmi les éditions commentées, le texte des Poetices libri VII de Jules César Scaliger, publié à Lyon, joue un rôle central dans la découverte d'Aristote par les Français. Scaliger combine les notions d'Aristote et l'influence d'Horace pour offrir une synthèse qui influencera les auteurs français.
Au XVIIe siècle, les théories théâtrales françaises s'inspirent de l'appareil critique italien consacré à Aristote, développant une esthétique exégétique. Seuls de grands auteurs comme Corneille et Racine produisent un discours esthétique original fondé sur leur pratique d'écriture. Les théoriciens français établissent une esthétique dogmatique de la poétique aristotélicienne, qui deviendra la doctrine absolue lors de la querelle du Cid dans les années 1630.
La querelle du Cid : l’aristotélisme confirmé
Pierre Corneille, avec sa pièce "Le Cid" créée en janvier 1637 au Théâtre du Marais à Paris, suscite des divergences et des polémiques aristotéliciennes. La pièce reçoit un accueil triomphal, mais ce succès engendre jalousies et critiques. Corneille, par son attitude fière dans l'Excuse à Ariste, provoque des attaques littéraires et politiques. Mairet, en mars, accuse Corneille de plagiat, suivi par Scudéry en avril, qui critique le respect des règles aristotéliciennes du Cid. Scudéry demande l'arbitrage de l'Académie française, et Jean Chapelain, théoricien de l'aristotélisme, est chargé d'examiner la pièce.
En décembre 1637, l'Académie rejette l'accusation de plagiat mais critique le Cid pour non-respect des règles aristotéliciennes. Malgré ces critiques, la pièce reste populaire, et Corneille n'écrit plus de théâtre pendant trois ans. La querelle permet aux théoriciens de l'aristotélisme français de renforcer leur doctrine. Cependant, face au succès du Cid, Richelieu demande une explication des principes aristotéliciens adaptée aux pratiques théâtrales françaises.
La tâche revient finalement à La Mesnardière, qui laisse une Poétique inachevée, et à l’abbé d’Aubignac, qui publie en 1657 La Pratique du théâtre, un texte théorique majeur. Malgré l'esthétique baroque de l'époque et les plaisirs d'un théâtre spectaculaire, les théoriciens établissent progressivement l'autorité d'un aristotélisme dogmatique, en justifiant continuellement les règles et principes classiques, alliant "la lecture des Anciens et la pratique des Modernes".
La dramaturgie classique : règles et doctrine - Tout codifier
Les aristotéliciens, français et italiens, réinterprètent la Poétique d'Aristote de manière radicale, transformant ses principes en règles strictes et sa théorie en doctrine normative. Aristote devient une figure tutélaire toute-puissante sous l'autorité de laquelle le théâtre est placé. Contrairement à la Poétique, écrite a posteriori, les traités aristotéliciens cherchent à codifier le théâtre a priori, en établissant des règles impératives pour la dramaturgie classique.
Ces règles, souvent dérivées ou augmentées des textes d'Aristote, visent à tout codifier et à rationaliser la pratique théâtrale, reflétant le triomphe de la raison et l'esprit cartésien du siècle classique. Pour les théoriciens comme l'abbé d'Aubignac, cette codification est également une tentative de purification et de légitimation du théâtre, en éliminant les impuretés critiquées par l'Église et en établissant une autorité sur le théâtre.
L'appareil législatif de la dramaturgie classique est complexe et foisonnant, avec de nombreuses règles essentielles comme la règle des trois unités (action, temps, lieu) et la règle des bienséances. Les théoriciens démontrent minutie, rigueur et imagination pour faire accepter ces lois strictes auprès du public et des auteurs, tout en nuançant les règles pour maintenir leur principe. Cette codification systématique est justifiée par une doctrine absolue : la règle de la vraisemblance.
Pour Chapelain, comme pour la plupart des théoriciens du classicisme, le succès de la catharsis est subordonné à ce respect de la vraisemblance dont on mesure par là l’importance. La catharsis ne peut s’opérer que si l’action représentée est crédible pour le spectateur. « La foi est d’absolue nécessité en poésie », écrit-il dans la Préface de l’Adone en 1620. (…) « Où la créance manque, l’attention ou l’affection manque aussi ; mais où l’affection n’est point, il ne peut y avoir d’émotion et par conséquent de purgation, ou d’amendement des mœurs des hommes, qui est le but de la poésie. » Il y revient de façon tout aussi péremptoire, dans La Lettre sur les règles des vingt-quatre heures : « Je pose donc pour fondement que l’imitation en tous poèmes doit être si parfaite qu’il ne paraisse aucune différence entre la chose imitée et celle qui imite, car le principal effet de celle-ci consiste à proposer à l’esprit, pour le purger de ses passions déréglées, les objets comme vrais et comme présents. »
Les trois unités
L'unité d'action est au centre de la tragédie selon la Poétique d'Aristote, formant un « tout » organique et nécessaire. Reprise par les aristotéliciens, cette notion devient essentielle pour structurer la tragédie classique. Elle s'oppose à la multiplication baroque des actions et des intrigues. L'abbé d'Aubignac, dans son traité, souligne qu'un poème dramatique ne peut comprendre qu'une seule action principale, conformément à Aristote. Cette action peut inclure des « incidents » dépendants, mais si ces incidents sont trop hétérogènes, il faudrait écrire plusieurs tragédies distinctes. D'Aubignac utilise une comparaison avec la peinture pour expliquer l'unité d'action, en affirmant que le poète, comme le peintre, doit se concentrer sur une seule action principale pour cadrer l'image.
La règle de l'unité d'action correspond à la technique du cadrage en peinture : il faut focaliser l'image sur une seule action, tout ce qui n'y appartient pas est hors cadre, donc hors scène. D'Aubignac affirme que « le théâtre n’est rien qu’une image », et que, comme un tableau, il doit représenter une seule action limitée. Cette comparaison entre le théâtre et la peinture, fondateurs depuis Platon et Aristote, est également présente au XVIIe siècle avec la transition de la peinture baroque au classicisme, influençant le théâtre classique.
Cette proximité esthétique entre théâtre et peinture est une ligne de force majeure de la réflexion sur l'art théâtral chez les théoriciens classiques. D'Aubignac, notamment, utilise souvent cette comparaison pour illustrer ses propos, affirmant que le théâtre, comme la peinture, doit donner l'image d'une seule action, conformément aux règles de l'unité d'action définies par Aristote.
Unité d'action : L'unité d'action, centrale dans la Poétique d'Aristote, est reprise par les aristotéliciens et devient essentielle pour structurer la tragédie classique. Seule une action principale est permise, avec des incidents dépendants de cette action. Cette règle est illustrée par l'analogie avec la peinture : tout comme un tableau se concentre sur une seule image, la tragédie doit se focaliser sur une seule action.
Unité de temps : La Poétique d'Aristote mentionne la nécessité de restreindre l'étendue temporelle de la tragédie, mais n'énonce pas clairement ce principe. Les théoriciens classiques débattent sur la durée exacte : un jour naturel (24 heures), un jour artificiel (12 heures) ou une équation parfaite entre la durée fictive et la durée de la représentation. Trois interprétations émergent : une coïncidence exacte, une mesure de 12 heures, et une tolérance de 24 heures. Cette dernière option finit par s'imposer au XVIIe siècle. L'utilisation des entractes pour résorber les décalages temporels renforce l'unité de temps.
Unité de lieu : Bien que non mentionnée par Aristote, l'unité de lieu est ajoutée par les aristotéliciens, notamment Castelvetro, et s'impose en France et en Italie. Elle stipule que l'action dramatique doit se dérouler dans un seul lieu. D'Aubignac admet des transformations mineures du décor (plancher fixe, fond et côtés mobiles) pour maintenir l'unité de lieu tout en conservant l'intérêt du public. La règle d'ouverture de l'espace scénique, inspirée des décors antiques, assure la crédibilité du lieu représenté.
Ces trois unités (action, temps, lieu) sont fondamentales pour les théoriciens classiques, qui les adaptent aux conditions de représentation et aux goûts du public, tout en maintenant les principes aristotéliciens.
Les bienséances
La règle des bienséances, qui s'ajoute aux trois unités, provient d'Horace et non d'Aristote. Inspirée par la notion de decorum, elle exige des personnages une conduite adaptée à leur statut, évitant tout langage ou situation contraire aux bonnes mœurs. Les héros tragiques doivent avoir un vocabulaire, des pensées et des réactions appropriés à leur noblesse. Toute violence est bannie de la scène classique.
La querelle du Cid met en lumière les bienséances : la conduite de Chimène, jugée scandaleuse, choque les contemporains. Les tragédies antiques, comme Œdipe, posent des défis aux théoriciens classiques en matière de bienséances, nécessitant parfois des modifications pour respecter la sensibilité du public. Racine, par exemple, adapte ses œuvres pour répondre aux mœurs contemporaines.
Le public devient le critère principal des bienséances, influençant l'écriture des dramaturges. Les auteurs de théâtre doivent s'adapter aux goûts et à la sensibilité de leur époque, le "bon goût" devenant l'autorité en matière esthétique. Le récit tragique permet de montrer indirectement ce que le théâtre ne peut représenter, en évitant les descriptions violentes ou choquantes.
Enfin, il existe une distinction entre les bienséances externes, dépendant du jugement des spectateurs, et les bienséances internes, liées à la logique interne de l'œuvre. Cette structure en miroir crée un monde vraisemblable, où tout est conforme à la nature de la chose représentée et à celle du public.
La tragédie de Racine et Corneille
Vraisemblance et Belle Nature
Racine affirme dans la préface de Bérénice (1670) que « il n’y a que le vraisemblable qui touche dans la tragédie. » D’Aubignac, dans la Pratique du théâtre, souligne l'importance de la vraisemblance comme fondement de toutes les pièces de théâtre. La codification du théâtre classique repose sur cette notion, où les unités d’action, de temps et de lieu, les bienséances, le choix des sujets, et la composition des pièces visent à respecter la vraisemblance.
L’objectif est d’offrir aux spectateurs une illusion crédible du réel, où tout événement apparaît comme logique et cohérent.
Par rapport à Aristote, un déplacement s’opère : chez lui, le vraisemblable n’est qu’un critère parmi d’autres et reste subordonné à la catharsis, tandis que dans la doctrine classique, il devient une règle absolue. De plus, Aristote associait toujours le vraisemblable au nécessaire, c’est-à-dire à ce qui devait se produire selon une certaine logique interne. Or, cette distinction disparaît dans la dramaturgie classique, au point que Corneille s’élève contre cette réduction dans son Discours de la tragédie.
Les théoriciens classiques vont encore plus loin en excluant non seulement le vrai, mais aussi le possible, considérant que certains faits, bien que réels ou plausibles, ne sont pas acceptables sur scène s’ils choquent ou paraissent absurdes. Cela conduit à une recomposition du réel sous une forme embellie et idéalisée, où la fiction théâtrale ne représente pas ce qui est, mais ce qui devrait être. La notion de « Belle Nature » illustre cette tendance à corriger le réel selon des critères esthétiques et moraux.
Les classiques corrigent le vrai selon le critère de la vraisemblance pour l’améliorer et l’embellir, créant ainsi une « Belle Nature ». Le Père Rapin, dans ses Réflexions sur la poétique de ce temps (1675), souligne que la vraisemblance donne aux choses un air de perfection que la vérité ne peut atteindre. Cela témoigne de l’influence d'Aristote et de la recherche de modèles généraux et de rehaussement du vrai.
Ainsi, le théâtre classique n’est pas une simple imitation du monde, mais une recréation soumise à des normes strictes, guidée par la raison et le bon goût. Ce principe confère au théâtre une dimension idéologique et politique, car il impose une seule vision du monde, légitimée par les valeurs dominantes du XVIIe siècle.
But de la tragédie : la catharsis
Corneille et Racine, tout comme Aristote, considèrent que la tragédie a pour but la catharsis : c'est-à-dire purifier les spectateurs en suscitant en eux des émotions de pitié et de terreur. Ces émotions permettent de modérer et d'éliminer leurs excès.
Racine et l'art du pathétique
Racine se concentre surtout sur l'art de créer des émotions pathétiques pour toucher le public, en suivant de près les idées d'Aristote. Contrairement à Corneille, Racine évite de discuter des règles de composition de la tragédie, estimant que Corneille a déjà traité ce sujet de manière suffisante. Racine admire profondément Euripide pour sa capacité à susciter la compassion et la terreur, les émotions essentielles de la tragédie. Par exemple, dans "Electre", il souligne la scène où Oreste, sous une fausse identité, annonce la mort de son frère à Electre, puis se révèle. Ce moment poignant montre comment les émotions peuvent être utilisées pour renforcer l'effet tragique. Dès son adolescence, il est imprégné de la culture grecque grâce à ses maîtres à Port-Royal des Champs et partage son émotion pour les œuvres antiques avec ceux qui l'écoutent.
L'influence de la tragédie grecque sur Racine
Racine souligne, en les commentant, les moments les plus émouvants des tragédies grecques, même si certaines scènes peuvent sembler inutiles du point de vue de l'action. Son objectif est de renforcer l'effet pathétique. Il cherche une simplicité d'action pour mieux créer ces émotions, en conformité avec le modèle antique. Si Racine se montre partisan de la simplicité de l’action, à l’inverse de Corneille qui préfère la tragédie à action complexe, c’est pour se conformer au modèle antique, particulièrement apte à générer le pathétique. De ce point de vue, Racine se montre entièrement satisfait de Bérénice, pièce qui, d’ailleurs, a reçu du public un accueil enthousiaste, puisque, aux dires même de Racine, elle « a été honorée de tant de larmes ». « Il y avait longtemps, écrit-il dans la Préface, que je voulais essayer si je pouvais faire une tragédie avec cette simplicité d’action qui a été si fort du goût des anciens. » Cette simplicité lui ayant été reprochée, Racine la justifie en la fondant sur l’exigence de vraisemblance : « Il n’y a que le vraisemblable qui touche dans la tragédie, écrit-il dans la Préface. Et quelle vraisemblance y a-t-il qu’il arrive en un jour une multitude de choses qui pourraient arriver en plusieurs semaines ? Il y en a qui pensent que cette simplicité est une marque de peu d’invention. Ils ne songent pas qu’au contraire, toute l’invention consiste à faire quelque chose de rien, et que tout ce grand nombre d’incidents a toujours été le refuge des poètes qui ne sentaient dans leur génie ni assez d’abondance ni assez de force pour attacher durant cinq actes leurs spectateurs par une action simple, soutenue de la violence des passions, de la beauté des sentiments et de l’élégance de l’expression. » C’est toujours le désir d’émouvoir qui a dicté à Racine le choix de ses sujets.
Corneille et la catharsis
Corneille reprend également l'idée de catharsis d'Aristote, mais il la comprend différemment. Contrairement à Aristote, Corneille pense que la tragédie doit purifier non seulement la pitié et la crainte, mais aussi toutes les passions humaines, telles que l'amour, la haine, la jalousie et l'ambition. Il ajoute ainsi une dimension morale à la catharsis. Pour Corneille, la tragédie doit peindre les vices et les vertus, et montrer les conséquences des passions pour éduquer le public à les maîtriser.
L'événement pathétique et la représentation de la violence
À l’époque classique, les scènes sanglantes ne sont plus appréciées. Au début du XVIIe siècle, elles étaient encore prisées, comme dans le théâtre de Hardy. Cependant, elles sont ensuite considérées comme archaïques et barbares. La bienséance dicte d’éviter de telles représentations. Certains théoriciens utilisent l’autorité des Anciens pour appuyer cette vision, bien que seul Horace interdise les actes de violence sur scène. Aristote, quant à lui, ne les condamne pas mais préfère les scènes où le pathétique naît de l’écoute plutôt que de la vue.
Exemples de scènes pathétiques chez les Grecs
Les Grecs, par exemple chez Eschyle, appréciaient les scènes sanglantes, comme l’arrivée des cadavres d’Agamemnon et de Cassandre dans Agamemnon ou l’apparition d’Œdipe, les yeux crevés, à la fin d’Œdipe Roi de Sophocle, une pièce très appréciée par Aristote.
Le classicisme et la bienséance
À l’époque classique en France, ces actes doivent se dérouler hors scène pour respecter les bienséances. Corneille, dans l’Avis au lecteur de sa pièce Œdipe (1659), explique s’être éloigné des modèles de Sophocle et Sénèque pour ne pas choquer son public, particulièrement les dames, principales composantes de l’auditoire.
Les excuses de Racine
Racine, dans la Préface de La Thébaïde (1676), s’excuse d’avoir montré des scènes sanglantes, soulignant qu’il était jeune et inexpérimenté lorsqu’il a écrit la pièce. Il reconnaît que le pathétique peut naître de la simple cruauté des passions sans qu’aucun acte de violence ne soit nécessaire. Dans la Préface de Bérénice (1670), il affirme qu’il suffit que l’action soit grande, les acteurs héroïques et les passions excitées pour créer une tragédie pathétique, sans besoin de sang et de morts.
Préférence pour le discours
Le classicisme préfère un pathétique épuré par le discours, plutôt que de montrer les actes de violence, on les narre. Cela change également la perception du caractère funeste du dénouement tragique.
Le classicisme développe alors un pathétique fondé sur le discours et les émotions des personnages plutôt que sur des actes sanglants. Racine illustre cette idée avec Bérénice (1670), où la tension dramatique repose sur le dilemme des personnages plutôt que sur une issue tragique.
Corneille et la tragédie à fin heureuse
Enfin, la définition même de la tragédie évolue : alors qu’Aristote et Scaliger insistaient sur un dénouement malheureux, des théoriciens comme d’Aubignac et Corneille introduisent l’idée d’une « tragédie à fin heureuse ». Dans Cinna (1640), Corneille montre qu’un retournement final peut apporter une issue positive tout en conservant l’intensité dramatique.Corneille, dès Cinna (1640), introduit la notion de "tragédie à fin heureuse", où le spectateur, après avoir tremblé pour les personnages, assiste à une réconciliation grâce à la clémence d’Auguste.
Un personnage loin de l’humanité moyenne
Distance par le rang et le temps
Dans la tragédie classique et antique, la distance entre le personnage et le spectateur est créée par le rang social des personnages et l’éloignement dans le temps. Corneille et Racine situent toujours l’action de leurs pièces chez les rois ou les grands, dans un passé lointain. Cette distance permet d'élever les héros tragiques au-dessus de l’humanité moyenne et de renforcer leur caractère exceptionnel.
Racine et l’éloignement dans l’espace
Dans Bajazet, la seule tragédie de Racine où l’action est quasi contemporaine, il réintroduit une distance en situant l’action en Turquie, une contrée exotique et mystérieuse pour les spectateurs du XVIIe siècle. Racine explique dans sa Deuxième Préface qu’il est important de garder une distance entre les personnages tragiques et les spectateurs pour maintenir un respect et une admiration pour les héros, qu’ils soient éloignés dans le temps ou dans l’espace.
Corneille et la distance par le caractère exceptionnel
Corneille n’est pas convaincu de la nécessité de créer une distance par le rang social. Il estime que les malheurs des hommes communs peuvent toucher davantage que ceux des rois ou des dieux. Par exemple, il cite Scédase, un paysan, comme digne d’être un héros de tragédie, mais il l’exclut à cause des bienséances, car la représentation des scènes de viol serait inappropriée.
Pour Corneille, la distance nécessaire entre le personnage tragique et le public vient du caractère exceptionnel de son destin. Il prône une « vraisemblance extraordinaire » qui crée cette distance, contrairement à la « vraisemblance ordinaire ». Il considère que les événements extraordinaires et le destin exceptionnel des personnages les rendent dignes d'intérêt et d'admiration sur la scène tragique.
Les relations d’alliance
Pour Corneille comme pour Racine, les personnages tragiques doivent être liés par des relations d’alliance, telles que définies par Aristote : alliance par le sang, le mariage ou l’amitié. Ces relations permettent de maximiser l’intensité du pathétique. Cependant, les deux auteurs utilisent ces relations différemment.
Corneille et le conflit entre les devoirs
Corneille situe souvent le drame du héros dans le conflit entre deux devoirs : les liens du sang et les relations d’amour ou d’amitié. Cela crée des dilemmes puissants qui agissent comme des ressorts dramatiques. Par exemple :
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Le Cid : Rodrigue est déchiré entre son devoir envers son père et son amour pour Chimène. Il doit choisir entre venger l’honneur de son père et préserver son amour.
Ô Dieu, l’étrange peine !En cet affront mon père est l’offensé,Et l’offenseur le père de Chimène ! -
Horace : Horace est confronté au devoir de défendre Rome contre les Curiaces, bien que ceux-ci soient ses beaux-frères.
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Antiochus : Antiochus doit choisir entre sauver sa maîtresse ou obéir aux ordres de sa mère.
Corneille utilise ces conflits pour susciter la commisération du public, créant ainsi un effet pathétique puissant.
Racine et la violence au sein des relations familiales
Racine situe presque toujours l’acte de violence au sein des relations d’alliance par le sang, entre frères, parents et enfants. Voici quelques exemples :
La Thébaïde : La haine entre les frères Étéocle et Polynice est si intense qu'ils finissent par s’entretuer, malgré les suppliques de leur mère Jocaste et de leur sœur Antigone.
Elle n’est pas, Créon, l’ouvrage d’une année,
Elle est née avec nous, et sa noire fureur
Aussitôt que la vie entra dans notre cœur.
- Britannicus : Néron, attiré par Junie, qui aime Britannicus, son demi-frère, le fait mettre à mort pour s'approprier Junie.
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Bajazet : Le sultan Amurat ordonne de tuer son frère Bajazet pour éliminer un rival potentiel au trône.
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Mithridate : Mithridate, rival de ses fils auprès de Monime, ordonne la mort de Monime lorsqu'il comprend qu'elle aime son fils Xipharès.
Les relations destructrices
Dans les œuvres de Racine, les relations entre père et fils, mère et fils, et père et fille sont souvent destructrices :
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Britannicus : Agrippine, mère de Néron, exerce une influence dévastatrice sur son fils, qui finit par orchestrer sa mort.
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Iphigénie : Agamemnon sacrifie sa fille Iphigénie pour obtenir des vents favorables à son armée.
La faute tragique
Le personnage de la tragédie classique, comme le héros antique, est un homme intermédiaire, ni totalement vertueux ni totalement méchant, mais susceptible de faillibilité. Corneille et Racine s’accordent avec Aristote sur cette notion de faute tragique, même si Corneille émet quelques restrictions.
Corneille et la faute tragique
Corneille cite Aristote en expliquant que la tragédie ne doit pas montrer un homme très vertueux tombant dans le malheur, car cela ne produirait ni pitié ni crainte, mais plutôt de l’indignation. De même, un homme méchant passant de la misère à la félicité ne suscite pas non plus de pitié ou de crainte. La tragédie doit donc présenter un personnage intermédiaire qui, par une faute ou une faiblesse humaine, tombe dans un malheur qu'il ne mérite pas entièrement.
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Le Cid : Rodrigue, en tuant le Comte, commet une faute malgré lui et est poursuivi par la vengeance de Chimène, qu'il aime. Corneille montre que Rodrigue est un homme vertueux qui tombe dans le malheur par une faiblesse humaine, rendant ainsi le personnage digne de pitié et de crainte.
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Horace : Horace, après avoir atteint le sommet de la gloire, commet un crime contre nature en tuant sa sœur, ce qui suscite une crainte et une pitié maximales chez le spectateur. La faute de ce héros vertueux est d'autant plus tragique qu'elle est en contradiction avec ses valeurs de courage et d’honneur.
Racine et la faute tragique
Racine adhère également à la définition aristotélicienne du héros tragique. Il insiste sur le fait que les personnages tragiques doivent avoir une bonté médiocre, capable de faiblesse, et qu'ils tombent dans le malheur par une faute qui les rende dignes de pitié sans les rendre totalement détestables.
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Britannicus : Racine situe l’action dans les premières années du règne de Néron, présentant ce dernier comme un « monstre naissant ». Néron n'est ni totalement bon ni totalement méchant, mais un jeune homme commettant des actes cruels par faiblesse humaine. Racine doit jongler entre la fidélité historique et la nécessité de rendre Néron suffisamment complexe pour être un héros tragique.
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Phèdre : En créant Phèdre en 1677, Racine a le sentiment d’avoir atteint une perfection dans le registre du pathétique. Il souligne sa dette envers Euripide, qui, dans Hippolyte porte couronne, lui a inspiré le personnage de son héroïne. Elle a « toutes les qualités qu’Aristote demande dans le héros de la tragédie et qui sont propres à exciter la compassion et la terreur. En effet Phèdre n’est ni tout à fait coupable, ni tout à fait innocente, écrit-il dans la Préface ». Il ajoute qu’il a pris soin « de la rendre un peu moins odieuse qu’elle n’est dans les tragédies des Anciens ». Aussi est-ce la nourrice, et non Phèdre elle-même, comme chez Euripide, qu’il a chargée de la calomnie. S’il a transformé le personnage d’Hippolyte, le rendant amoureux d’Aricie, c’est pour que tous les personnages de la pièce suscitent la pitié du spectateur. Les Anciens en effet reprochaient à Euripide d’avoir représenté Hippolyte comme un « philosophe exempt de toute imperfection, (…) ce qui faisait que la mort de ce jeune prince causait beaucoup plus d’indignation que de pitié. (…) J’ai cru lui donner quelque faiblesse qui le rendrait un peu coupable envers son père, sans pourtant lui rien ôter de cette grandeur d’âme avec laquelle il épargne l’honneur de Phèdre, et se laisse opprimer sans l’accuser. J’appelle faiblesse la passion qu’il ressent malgré lui pour Aricie, qui est la fille et la sœur des ennemis mortels de son père ».
Refus de l’agnition
Dans la tragédie grecque, il est possible qu’un personnage commette un acte meurtrier sans connaître l’identité de sa victime. Par exemple, dans Œdipe Roi de Sophocle, Œdipe tue son père sans savoir qu’il s’agit de lui. Aristote considère que la scène de reconnaissance, où l’identité de la victime est révélée, est particulièrement propice à engendrer des émotions pathétiques.
Le rejet de l’agnition dans la tragédie classique
Les théoriciens classiques, comme Corneille et Racine, s'écartent de cette configuration. Pour eux, un acte meurtrier accompli dans l’ignorance n'est pas admissible.
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Corneille : Corneille conteste la culpabilité attribuée à Œdipe par Aristote, car selon lui, Œdipe n'est pas coupable puisqu’il ignore l’identité de sa victime. Corneille, influencé par la morale chrétienne et sa formation jésuite, considère que la reconnaissance n'est pas propice à créer de bons effets tragiques. Il estime que l’intention de l’action est primordiale, et que l'agnition est trop souvent utilisée de manière artificielle par les Italiens.
« Je sais, écrit-il dans le Discours de la Tragédie, que l’agnition est un grand ornement dans les tragédies : Aristote le dit : mais il est certain qu’elle a ses incommodités. Les Italiens l’affectent en la plupart de leurs poèmes et perdent quelquefois, par l’attachement qu’ils y ont, beaucoup d’occasions de sentiments pathétiques qui auraient des beautés plus considérables. » -
Racine : Racine, de son côté, interprète mal une phrase d’Aristote et rejette également la possibilité d’un acte meurtrier dans l’ignorance. Pour lui, il ne doit pas y avoir de doute sur l’identité de la victime. Ce qui importe, c’est la découverte des conséquences de l’acte par les personnages. L’horreur de leurs actions et la prise de conscience de leur portée sont ce qui crée le pathétique dans le drame racinien.
« Il faut que ceux qui agissent, ou connaissent ou ignorent ce qu’ils veulent faire. »
Exemple chez Racine
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Andromaque : Hermione, dans Andromaque, connaît l’identité de sa victime lorsqu’elle ordonne le meurtre de Pyrrhus. Cependant, elle ne réalise pas qu’elle ne pourra survivre à cet acte. Son cri de désespoir après avoir appris la mort de Pyrrhus montre l’immensité de son désespoir face à son acte irréparable.
« Le pathétique du drame racinien, c’est la plus terrible des découvertes par les personnages : l’horreur de leurs actions. »
Un nouveau ressort tragique : l’admiration de la vertu
Racine et l’exclusion des personnages totalement vertueux
Racine, fidèle aux principes d'Aristote, estime qu'un personnage entièrement vertueux ne peut être accepté dans l'univers tragique, car sa mort susciterait l'indignation plutôt que la pitié. Dans Iphigénie, Racine s'écarte de la tradition d'Eschyle et de Sophocle, qui sacrifient l'héroïne, et préfère un dénouement emprunté à Pausanias : selon une vieille croyance, c'est une autre Iphigénie, fille d'Hélène et de Thésée, qui aurait été sacrifiée.
Aux yeux de Racine, Iphigénie est trop vertueuse pour que le spectateur puisse accepter sa mort sans indignation. Ainsi, Euriphile, qui pèche par sa jalousie, est immolée à la place d'Iphigénie, car elle mérite d'être punie sans être totalement indigne de compassion.
Corneille et l’inclusion des personnages très vertueux ou très méchants
Corneille, en revanche, conteste l'exclusion des personnages « très vertueux » ou « très méchants » de la scène tragique. Il considère qu'un homme très vertueux, persécuté par un très méchant, peut susciter de la pitié sans être étouffée par la haine pour le personnage persécuteur.
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Rodogune et Héraclius : Corneille cite ces pièces comme exemples où les personnages très vertueux sont persécutés par des tyrans, mais le malheur des vertueux suscite la pitié du public, sans que l'aversion pour les tyrans l'emporte.
« Leur malheur y donne une pitié qui n’est point étouffée par l’aversion qu’on a pour ceux qui les tyrannisent, parce qu’on espère toujours que quelque heureuse révolution les empêchera de succomber. » -
Polyeucte : Félix, un carriériste faible et peureux, envoie son gendre Polyeucte à la mort. Bien que Félix soit méprisable, il n'est pas foncièrement méchant, rendant ainsi la persécution de Polyeucte digne de figurer dans l'univers tragique.
« L’exclusion des personnes tout à fait vertueuses qui tombent dans le malheur bannit les martyrs de notre théâtre. Polyeucte y a réussi contre cette maxime et Héraclius et Nicomède y ont plu. »
L’admiration de la vertu comme ressort tragique
Corneille essaie de substituer à la crainte d'autres passions comme l'admiration de la vertu. Il ouvre ainsi la voie au drame bourgeois. Dans l'Examen de Nicomède, il propose que l'admiration de la vertu peut purger les passions.
Cependant, il reconnaît que si l'admiration de la vertu n'est pas associée à la pitié, l'émotion tragique risque de ne pas apparaître. C'est peut-être pourquoi Nicomède n'a pas eu le succès espéré.
Références bibliographiques



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