Le théâtre romain

Est-il nécessaire de redire encore une fois que les tragédies de Sénèque ont été lues, admirées et imitées par Shakespeare, Corneille, Racine et Artaud ? Que Plaute et Térence ont été lus, admirés et imités par Molière et par tant d’autres ?

Est-il nécessaire de redire encore une fois que les poètes dramatiques romains ne sont ni les imitateurs maladroits des poètes grecs, ni des classiques imparfaits ? Pourtant, ignorance et mépris les accablent trop souvent depuis l’âge classique, privant la vie théâtrale comme l’histoire du théâtre d’une expérience unique et d’un matériau scénique inestimable.

Dupont, Florence; Letessier, Pierre. Le Théâtre romain 

Un théâtre du jeu

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Un théâtre rituel

 

Le théâtre romain était avant tout un rituel religieux collectif intégré aux jeux scéniques, célébrés en l’honneur des dieux. Ces spectacles faisaient partie de fêtes plus vastes, comprenant courses de chars et combats, et étaient financés par des bienfaiteurs qui les offraient gratuitement au peuple. Ils avaient pour fonction de procurer un moment de détente (otium), en contraste avec la rigueur de la vie politique et militaire. Le public, composé de toutes les catégories sociales, participait activement aux représentations, renforçant le caractère communautaire de ces célébrations.

 

Cet espace du ludus qui neutralise la hiérarchie, créé par le ludion et son joueur de flûte, est celui de Jupiter Capitolin. Lors de la procession, celui qui va présider les spectacles au théâtre ou au cirque, « l’éditeur des jeux », s’avance sur le char de Jupiter Capitolin, lui-même portant la tenue du dieu dont il est alors la statue vivante.

Le préteur en haut de son grand char,

Majestueux dans la poussière du Cirque,

Revêtu de la tunique de Jupiter, portant l’ample toge

Brodée de pourpre et la tête écrasée d’une couronne

Qui eût fait plier les cous les plus forts.

 

Le temple de Jupiter Capitolin

Jupiter est le dieu de la vie en Ville, le dieu d’une sociabilité pacifique qui repousse Mars, le dieu de la guerre, à l’extérieur et interdit l’entrée de tout soldat dans l’espace urbain. Jupiter Capitolin est le dieu de la sociabilité du plaisir partagé dans l’otium urbanum. C’est pourquoi il est le dieu des Jeux. En portant la tenue de Jupiter Capitolin, l’éditeur des jeux installe les valeurs de ce dieu dans les lieux de spectacle.

Dès 240 av. J.-C., les jeux scéniques deviennent un élément central du calendrier religieux romain. Initialement limités aux jeux Romains en l’honneur de Jupiter, ils s’étendent progressivement à d’autres divinités et augmentent en fréquence, atteignant 175 jours par an au IVe siècle apr. J.-C. Leur répétition annuelle en fait un marqueur identitaire fort, et leur diffusion dans l’Empire contribue à l’unité culturelle romaine.

Les jeux instaurent un temps de liberté où l’ordre social habituel est suspendu. Le peuple peut se moquer de l’élite, y compris de l’empereur, sans craindre de répression. Ce désordre apparent, loin d’être un simple divertissement, fonctionne comme un anti-sacrifice : au lieu d’établir une hiérarchie, il met tous les spectateurs sur un pied d’égalité. Cette atmosphère ludique s’incarne dans la procession des jeux, où les participants miment la guerre et la dérision à travers des danses rituelles et des figures grotesques.

Le théâtre romain, dans cet esprit, rejette la mimèsis aristotélicienne et toute prétention à représenter fidèlement la réalité. Il privilégie la danse, la musique et le jeu, transformant la scène en un espace festif et consensuel, exempt de messages politiques ou moraux. Tout y est déréalisation et plaisir, les acteurs jouant leurs rôles comme des enfants imitant le monde, inscrivant ainsi le théâtre romain dans une logique de liberté et de célébration collective.


Un théâtre grec en latin

 

Les jeux scéniques, bien que faisant partie des jeux romains, sont perçus comme plus grecs que les jeux du cirque, notamment parce qu’ils sont dédiés à des dieux selon le rite grec (graeco ritu). Leur introduction vise à offrir au peuple romain un plaisir raffiné à travers la danse, la musique et la poésie. En 240 av. J.-C., lors des jeux Romains, des tragédies et comédies grecques sont pour la première fois traduites en latin, marquant la volonté de Rome d’affirmer son identité philhellène. Livius Andronicus est chargé de cette traduction, non pour concurrencer le théâtre grec, mais pour ajouter le latin aux langues du plaisir poétique et honorer les dieux. Cette appropriation par la traduction suit le paradigme romain d’intégration des éléments étrangers de valeur.

Le théâtre romain utilise donc des textes grecs adaptés en latin, et la comédie romaine le revendique explicitement. Plaute, dans ses prologues, mentionne le titre et l’auteur grec d’origine avant d’annoncer la version latine, jouant ainsi avec une autodérision linguistique et métathéâtrale. Comme le montrent ces quelques vers de Plaute dans l’Asinaire :

Le texte de cette pièce que je joue maintenant, a en grec le nom d’Onagre Démophile l’a écrite, Plaute l’a traduite en barbare Il voudrait l’appeler La comédie de l’âne, si vous le permettez.

L’espace théâtral des jeux scéniques est si grec que le latin peut y être désigné comme « une langue barbare ». Plaisanterie ludique, puisqu’en dévalorisant sa langue elle provoque dans le public un rire d’autodérision. Plaisanterie métathéâtrale, puisque c’est un personnage, lui-même figure métathéâtrale, le prologus, qui présente ce qu’il joue comme un texte traduit et demande au public son accord pour le nouveau nom latin de la pièce.

La traduction, ou plutôt adaptation (vertere), respecte la structure grecque en réécrivant scène par scène, parfois en pratiquant la contaminatio (mélange de scènes issues de différentes pièces). Le texte grec sert donc de base, mais il est remodelé pour s’intégrer aux jeux scéniques romains.


Un théâtre musical

 

À Rome, la musique joue un rôle fondamental dans les rituels religieux, et par conséquent dans le théâtre, qui fait partie des jeux sacrés (ludi). La tibia, un instrument à anche et double tuyau, accompagne chaque représentation, renforçant l'aspect rituel tout en enrichissant l'expérience esthétique du spectacle.

La tibia, souvent mal traduite par "flûte", est en réalité un instrument sophistiqué, capable de multiples variations grâce à ses nombreux trous et viroles. Elle ne se contente pas de soutenir la voix, mais guide également le rythme, parfois accompagnée du scabellum, une percussion à pied. Les tibiae utilisées dans les spectacles sont plus élaborées que celles utilisées dans les cérémonies religieuses, soulignant leur importance dans le théâtre.

 

Le théâtre romain alterne entre des passages parlés (diuerbium) et chantés (canticum), ces derniers étant toujours accompagnés de la tibia. Cette distinction influence le jeu des acteurs : dans le diuerbium, le corps est relativement immobile, tandis que dans le canticum, la gestuelle devient plus expressive et parfois chorégraphique. Certains croient qu'un chanteur (cantor) pouvait accompagner l'acteur pendant les scènes chantées. Cette organisation scénique, qui repose sur l'interaction entre musique, voix et mouvement, constitue un aspect essentiel du théâtre romain.

Dans les comédies de Plaute et Térence, la musique occupe une place centrale, avec des cantica représentant la majorité du texte. Les spectacles commencent souvent par un diuerbium, suivis de morceaux avec ou sans tibia, et se concluent par un canticum. Cette structure met l’accent sur le côté musical du spectacle, avec des scènes de ruse jouées en canticum, et les rôles principaux mesurés par leur nombre de cantica.

Dans la tragédie, les passages les plus émouvants sont également chantés. La parole, même sans musique, a une force émotionnelle comparable à celle du chant, et l’orateur doit savoir manipuler sa voix comme un instrument. La musique renforce l’émotion transmise par les mots, rendant l’expérience encore plus puissante.

La pantomime, spectacle entièrement musical, ne comporte que des cantica, sans interruption par des passages parlés. Ce genre met en évidence l’omniprésence de la musique, qui devient un facteur essentiel du succès de ces représentations. Ainsi, dans le théâtre romain, la musique ne se contente pas d’ajouter à l’émotion des mots, elle organise l’ensemble du spectacle.


Un théâtre codifié

 

La dimension rituelle du théâtre romain n’implique pas seulement qu’il soit accompagné à la tibia. Elle a une autre conséquence dramaturgique majeure : la religion romaine étant une religion de l’orthopraxie, qui ordonne gestes et paroles selon un code rigoureux, les spectacles scéniques doivent se dérouler d’une même façon. Le théâtre romain est un théâtre codifié.

Chaque genre dramatique suit des conventions précises : utilisation de l’espace, masques, costumes, histoires et musique, mais ces règles ne sont jamais formalisées par écrit. Les participants, acteurs, auteurs et public, partagent une connaissance pratique des conventions, sans théorisation. Cette codification n’est pas fixe, mais plutôt un agencement de variables régulières, parfois modifiables, qui suscitent à la fois reconnaissance et surprise chez le public. Chaque pièce respecte une codification attendue tout en introduisant des variations qui, loin de briser les règles, les enrichissent.

Le lien avec les textes grecs est essentiel mais principalement pour valider la conformité de la pièce à la codification romaine, sans transmettre une connaissance érudite au public. Ainsi, la comédie romaine peut être vue comme une réécriture non seulement d’une pièce grecque, mais aussi d’une autre comédie romaine, en reprenant les mêmes codes. Les variations dans l’écriture musicale de Plaute, loin de contredire cette codification, en sont des écarts significatifs qui ajoutent de la surprise sans nuire à l’horizon d’attente du public.

Quel était le rôle principal des jeux scéniques dans la Rome antique ?

Les jeux scéniques étaient avant tout un rituel religieux collectif célébré en l’honneur des dieux.

Comment les jeux scéniques ont-ils évolué au fil du temps ?

Ils ont commencé par être limités aux jeux en l’honneur de Jupiter et se sont étendus à d'autres divinités, atteignant 175 jours par an au IVe siècle apr. J.-C.

Quelle était la fonction des tibiae dans le théâtre romain ?

Les tibiae accompagnaient chaque représentation, renforçant l'aspect rituel et enrichissant l'expérience esthétique.

Comment la musique influençait-elle le jeu des acteurs dans le théâtre romain ?

Dans le diuerbium, le corps des acteurs était relativement immobile, tandis que dans le canticum, la gestuelle devenait plus expressive.

Quel était le lien entre le théâtre romain et le théâtre grec ?

Le théâtre romain s'inspirait des textes grecs, adaptant des tragédies et comédies en latin pour affirmer son identité philhellène.

Comment les comédies de Plaute et Térence intégraient-elles la musique ?

La musique occupait une place centrale, avec des cantica représentant la majorité du texte et des spectacles souvent structurés autour de la musique.

Quel était le caractère des spectacles de pantomime dans le théâtre romain ?

La pantomime était un spectacle entièrement musical, ne comportant que des cantica, sans interruption par des passages parlés.

Comment le théâtre romain était-il codifié ?

Le théâtre romain suivait des conventions précises concernant l'espace, les masques, les costumes et la musique, sans être formalisées par écrit.

Quelle était la fonction des jeux scéniques dans la société romaine ?

Les jeux scéniques offraient un temps de liberté où l'ordre social habituel était suspendu, permettant au peuple de se moquer de l'élite.


Les acteurs

 

Les acteurs romains, bien que jouissant d’une immense popularité et d’une grande richesse, ont toujours eu un statut ambigu dans la société. D’un côté, ils sont perçus comme essentiels aux divertissements publics et religieux, et sont souvent adulés par les foules. De l’autre, ils sont socialement réprouvés, stigmatisés pour leur immoralité et exclus de la vie politique. Leur statut social est marqué par l’infamie, une disqualification qui les empêche de participer à la citoyenneté pleine, en les excluant des charges publiques et des droits civiques.

Cette infamie ne touche cependant pas les esclaves et les affranchis, qui peuvent exercer le métier d’acteur sans en subir les mêmes discriminations. L’infamie des acteurs, plus qu’une simple question de statut légal, est une condamnation morale inscrite dans la culture romaine. Cicéron, par exemple, les considère au même niveau que d’autres professions dégradées, comme les cuisiniers ou les bouchers. Si certains acteurs parviennent à acquérir une certaine gloire et des richesses considérables, comme les célèbres Roscius et Aesopus, cette gloire ne leur permet pas de se libérer de leur condition d'infamie. Malgré leur succès, ils restent perçus comme des êtres privés de dignité morale et sociale, admirés pour leurs talents mais dénigrés pour ce qu’ils représentent dans la hiérarchie des valeurs romaines.

Ce qui fait la richesse et la gloire des acteurs, outre le talent, est leur beauté physique, leur séduction féminine, la souplesse de leur corps et la douceur de leur voix. Ce que les Romains résument par uenustas, ou charme érotique, et qu’ils opposent à la dignitas, qui est la beauté de l’homme libre. La société romaine est très soucieuse de masculinité sociale, le Romain libre et adulte a appris depuis l’enfance à maîtriser ses gestes, sa posture et sa voix, selon son âge et son rang. L’acteur est celui qui est dépourvu de tous les signes de cette masculinité sociale, et a appris au contraire à se plier à tous les gestes et les postures, toutes les voix des personnages masculins ou féminins, jeunes ou vieux, nobles ou serviles. Il a subi une forme de castration morale et sociale : il n’est personne. Ce qui en fait à Rome un efféminé. Sa souplesse (mollitia) est aussi bien morale que physique. L’acteur peut tout jouer. Il sera Médée, Atrée, un cygne, une Furie ou Vénus. Les acteurs sont perçus comme des êtres bizarres, et appréciés pour leurs bizarreries : le public les aime très jeunes ou très vieux, même nains. Cette fluidité vocale ou corporelle est le résultat d’un apprentissage suivi et d’un entraînement incessant. Les bons acteurs sont qualifiés de « savants » (docti). Les enfants sont placés très jeunes dans des écoles, où ils sont formés à la danse et au chant, et à toutes les techniques des jeux scéniques. Ces danses leur imposent une souplesse et une grâce (mollitia) qui en font nécessairement, pour les Romains, des êtres érotiques, efféminés et sans moralité. Ils entretiennent toute leur vie cette mollitia, par des régimes, de la gymnastique et des épilations, comme ils font des exercices de voix et de souffle. Les acteurs ont leur spécialité, les tragédiens cultivent leur voix, les comédiens leurs gestes, mais la séparation n’est pas toujours nette, Roscius, bien que comédien, joua la tragédie. Les actrices de mime, cependant, seules femmes à jouer dans les jeux, restent cantonnées à ce genre.

Ils sont considérés comme des figures érotiques et souvent entretenus par les classes supérieures, notamment des nobles qui les protègent et les associent à des pratiques politiques ou sociales. Pourtant, cette proximité avec l’élite n’atténue pas leur statut de réprouvés. Leur existence, marquée par un mélange de célébrité et d’infamie, illustre la complexité du rôle social et artistique des acteurs dans la Rome antique, entre pouvoir, reconnaissance et exclusion.

L’infamie des acteurs romains est indissociable de leur art. C’est leur éducation, à l’opposé de celle des vrais hommes, ceux qui seront orateurs et soldats, qui leur donne la capacité de créer sur scène des voix et des corps artificiels. Elle en fait aussi des efféminés. Sous différentes formes, cette exclusion des acteurs durera jusqu’au début du xixe siècle, en France du moins, et sa disparition changera profondément l’art théâtral.


Le public

 

Le public des jeux romains représente une communauté temporaire et inclusive, sans distinction sociale apparente. En théorie, tous les citoyens, du plus haut dignitaire au dernier esclave, sont présents ensemble lors des spectacles, ce qui crée un moment de sociabilité unique et ouverte, même aux étrangers. Cette inclusion universelle s'illustre par des textes de la République, où le théâtre est décrit comme une foule impressionnable, mêlant femmes, enfants et adultes. Seuls certains jeux, comme ceux en l'honneur de la Grande Mère, excluent les esclaves. Cette absence de distinctions sociales dans les gradins contraste avec l'organisation hiérarchique rigide de la société romaine.

Les rapports entre les spectateurs et les figures de pouvoir, comme les nobles et les empereurs, se fondent sur une relation de don et contre-don. Les spectateurs attendent un plaisir sensoriel, tandis que les puissants cherchent à recevoir des applaudissements et du prestige. Le théâtre devient ainsi un espace où la liberté de parole, la licentia ludicra, permet de louer ou de critiquer les dirigeants. C'est également un lieu où la contestation populaire trouve un terrain d'expression, à l'image des Saturnales, une fête marquée par l'inversion des rôles sociaux.

Les places au théâtre : l’égalité républicaine

Cependant, des tensions apparaissent quand les sénateurs cherchent à établir des distinctions de statut au sein du public, ce qui constitue une rupture avec l'idéal républicain d'égalité. Lors des premiers jeux scéniques, tous les spectateurs sont mélangés, sans division en fonction des classes sociales. Mais dès le IIe siècle av. J.-C., la multiplication des spectacles entraîne des résistances à l'introduction de places réservées, notamment pour les sénateurs. Cela devient une question politique, car les Romains attachent une grande importance à la dignité et à l’égalité des citoyens, même face aux distinctions sociales et politiques. Ainsi, la confusion des places dans le théâtre devient un symbole de la "concordia" romaine, un moment de partage égalitaire.

Malgré ces résistances, l'aristocratie romaine, de plus en plus riche et puissante, impose des distinctions dans l'organisation des places au théâtre. Sous Sylla, puis sous Auguste, les places sont de plus en plus segmentées, séparant les sénateurs, les chevaliers, les plébéiens et les femmes. Auguste, en particulier, ordonne la création de zones spécifiques, réservant les premiers rangs aux sénateurs et excluant certaines catégories de spectateurs, comme les affranchis et les femmes, des places les plus visibles. L'ordre augustéen impose ainsi un contrôle strict des spectateurs, à la fois moral et politique, en réduisant l'égalitarisme de la licentia ludicra.

Malgré ces évolutions, le théâtre romain reste un espace de liberté de parole et de contestation. Les spectateurs peuvent encore exprimer leurs opinions, même si les réformes d'Auguste tendent à contrôler et hiérarchiser les interactions sociales dans ce lieu de spectacle.

Un public musicien et unanime

Le public des spectacles romains ne se contente pas d'être spectateur ; il joue un rôle rituel et actif dans la célébration des jeux. La foule, loin d'être simplement une masse désorganisée, fait partie intégrante du rituel, un élément essentiel du jeu théâtral. L'acte d'applaudir, par exemple, est une pratique attendue et codifiée. À la fin des pièces, les acteurs demandent au public de manifester son enthousiasme, soulignant l'importance de cette réponse rituelle pour clore le spectacle de manière satisfaisante. Cette forme de participation active transforme les spectateurs en acteurs eux-mêmes, créant ainsi une atmosphère où le désordre apparent et les bruits des gradins font partie de la célébration collective.

Le public romain est également unifié dans son expérience du spectacle. Tout le monde, des dieux aux spectateurs humains, vient au théâtre pour participer aux mêmes plaisirs ludiques. Le théâtre est avant tout un lieu où la musique tient une place centrale. Les Romains partagent un goût commun pour les spectacles musicaux, qui deviennent un moyen de rapprochement entre les spectateurs, abattant les barrières sociales et culturelles. La musique, qu'il s'agisse de chants, de lyres ou de flûtes, fait réagir tout le monde de la même manière. Ce plaisir musical n'est pas réservé à une élite cultivée mais est partagé par tous, y compris ceux qui incarnent la fiction d'une romanité originelle, censée être non cultivée et brute.

La capacité de tous à apprécier la musique, le rythme et la beauté des voix est décrite comme une aptitude naturelle, partagée par tous les Romains. Cette sensibilité est immédiate et instinctive, se manifestant par une réaction quasi-physique à la musique, un peu comme un parfum ou une œuvre d'art. L'émotion ressentie par le public est directe, issue de sensations communes à tous les individus. Les Romains jugent instinctivement la qualité des mots, des rythmes et des voix, et cette perception immédiate permet au public d'exercer un jugement critique, essentiel pour l’unanimité des acclamations et applaudissements. En cela, le public est un critique musical avisé, dont l'adhésion collective fait fonctionner les jeux théâtraux.

La politique au théâtre ?

Le théâtre romain est également un espace où la politique se manifeste indirectement. Horace décrit le luxe des décors et des costumes financés par les éditeurs des jeux, qui utilisent ces spectacles pour se montrer généreux et renforcer leur image. Bien que les pièces théâtrales ne soient pas des leçons politiques directes, la foule a la liberté d'exprimer son opinion sur les dirigeants en manifestant leur soutien ou leur mécontentement. Les spectateurs peuvent manifester leur enthousiasme ou leur mépris pour les figures politiques, comme le montre l'exemple de Cicéron qui utilise les jeux pour sonder l'opinion publique.

Les empereurs eux-mêmes cherchent à manipuler l'opinion publique au théâtre, en imposant des applaudissements ou en choisissant d'entrer dans l'arène de manière théâtrale. Cependant, cette interaction ne se limite pas seulement à des réactions externes, mais peut aussi se jouer sur scène. Les acteurs peuvent utiliser des répliques pour attaquer ou flatter des personnalités politiques, comme le montre l'exemple d'un acteur qui s'attaque à Pompée lors des jeux d'Apollon. Ces jeux d'allusions et de réactions de la foule montrent comment le théâtre devient un lieu où les tensions politiques se manifestent sous forme de critiques indirectes.

Quel était le statut social des acteurs romains dans la société ?

Les acteurs romains avaient un statut ambigu, étant à la fois populaires et riches, mais socialement réprouvés et exclus de la vie politique.

Quel était le premier théâtre de pierre construit à Rome et qui l'a construit ?

Le premier théâtre de pierre à Rome a été construit par Pompée en 55 av. J.-C.

Comment les Romains ont-ils conçu l'acoustique de leurs théâtres ?

Les Romains ont conçu l'acoustique de leurs théâtres en utilisant des structures en forme de conque et des vases placés stratégiquement pour amplifier le son.

Comment le théâtre romain se distingue-t-il du théâtre grec ?

Le théâtre romain est conçu non seulement pour le spectacle mais aussi pour l'écoute, avec une attention particulière à l'acoustique et à l'expérience sensorielle des spectateurs.

Quel rôle joue le théâtre dans la société romaine ?

Le théâtre est un espace de sociabilité où se mêlent différentes classes sociales, permettant une certaine liberté d'expression et une contestation populaire.

Comment les spectateurs interagissent-ils avec les acteurs lors des spectacles ?

Les spectateurs participent activement en applaudissant et en exprimant leur enthousiasme, ce qui est essentiel pour clore le spectacle.

Comment la musique influence-t-elle l'expérience des spectateurs romains ?

La musique est centrale dans les spectacles, unifiant les spectateurs et abattant les barrières sociales grâce à un goût commun.

Quel est le rôle des empereurs dans les spectacles théâtraux ?

Les empereurs utilisent les spectacles pour manipuler l'opinion publique et renforcer leur image par le luxe des décors et des costumes.

Comment le théâtre permet-il la critique des dirigeants ?

Le théâtre offre un espace où les spectateurs peuvent exprimer leur mécontentement ou leur soutien envers les figures politiques.


Les différents genres 

 

Le théâtre romain se caractérise par une classification des spectacles basée sur les costumes des acteurs (palliata, togata, praetextata, etc.) plutôt que sur des critères littéraires stricts. Les genres sont fluides et se croisent souvent : le mime, la pantomime ou encore l’atellane empruntent des éléments aux autres formes de spectacle.

Le rôle des poètes reste secondaire par rapport aux acteurs, qui sont les véritables vedettes du théâtre romain. Toutefois, certains auteurs comme Plaute ou Pacuvius ont marqué leur genre et sont devenus des références. La réception du spectacle dépend davantage des performances des acteurs que de la renommée du dramaturge, bien que le nom d’un auteur célèbre puisse être mis en avant.

Les genres théâtraux romains ne suivent pas une évolution linéaire, mais forment un réseau de formes spectaculaires interconnectées. Par exemple, dans Amphitryon de Plaute, les dieux déguisés en hommes créent un jeu de mélange entre tragédie et comédie. De même, Phèdre de Sénèque semble intégrer des éléments de la pantomime.

Loin des contraintes classiques du théâtre postérieur, le théâtre romain ne suit ni unité de ton, ni unité d’action, ni unité de lieu. Ce qui prime, c’est le plaisir du spectateur, recherchant émotions, jeux de mots et performances rythmiques. L’essence du théâtre romain réside dans son aspect spectaculaire, où le jeu des acteurs définit avant tout les différences entre comédie et tragédie.


La tragédie romaine

 

La tragédie romaine n'est pas un genre littéraire rigide mais un type de spectacle en constante évolution, influencé par d'autres formes théâtrales. Jusqu'à la fin de la République, tragoedia désigne des jeux scéniques reposant sur la traduction de tragédies grecques. Le tragoedus est l’acteur spécialisé dans ce genre, où la performance vocale joue un rôle central, tandis que tragicus qualifie tout élément lié à la mise en scène tragique (costume, masque, chant). Ainsi, la tragédie romaine se rapproche davantage d’une tragédie lyrique que de la tragédie classique française.

Sous l’Empire, tragoedia en vient aussi à désigner des textes poétiques destinés à des lectures publiques privées, marquant une évolution dans la réception du genre.

L’étude de la tragédie romaine est rendue difficile par la rareté des textes conservés. Sur plusieurs siècles de production dramatique, seuls quelques fragments nous sont parvenus avant le Ier siècle apr. J.-C., où l'on trouve les huit tragédies complètes de Sénèque. Cette discontinuité invite à ne pas réduire la tragédie romaine à Sénèque seul, mais à tenter de reconstruire la tragédie républicaine comme un système plus vaste, dont son œuvre serait un exemple particulier.

Des chœurs et des monodies aux cantica

Dans la tragédie romaine, les chœurs et les monodies chantées des personnages ont été traduits en cantica, un terme latin calqué sur le grec choroi. Bien que ces chœurs latins conservent leur dimension collective et musicale, ils perdent leur fonction rituelle d’origine. Intégrés à la structure du spectacle, ils servent à segmenter la tragédie en séquences parlées et chantées, renforçant une fonction métathéâtrale. On ignore s’ils étaient dansés comme les cantica de la comédie, mais leur présence prolongeait sans doute le caractère ludique des jeux scéniques.

La traduction des chœurs grecs en cantica varie selon les choix du poète-traducteur, oscillant entre fidélité à l’original et adaptation à la tradition romaine. Livius Andronicus, premier traducteur de tragédies grecques en latin, alterne entre diuerbium (parties parlées) et canticum (parties chantées), sur un accompagnement de tibia. Ce principe restera central dans le théâtre romain, où la musique demeure un élément structurant.

Le style des cantica varie selon l’esthétique adoptée. Certains fragments montrent une influence alexandrine, caractérisée par un raffinement poétique et des références aux arts plastiques, tandis que d’autres, comme ceux inspirés des prières romaines, privilégient la répétition et l’allitération. Ces choix démontrent que la tragédie latine ne découle pas simplement d’une hellénisation progressive du théâtre romain, mais qu’elle résulte d’une hybridation consciente entre traditions grecques et latines.

Loin d’être une simple traduction, la tragédie romaine adapte la prosodie grecque aux spécificités du latin, notamment à travers l’usage du numerus, qui structure le rythme des vers. Le canticum repose autant sur la diction rythmée que sur l’accompagnement musical, ce qui distingue profondément le théâtre romain de la tragédie moderne, où la parole a remplacé la musique comme principe structurant.

Le diuerbium : une spécificité du théâtre romain

Contrairement au théâtre grec où les dialogues sont strictement parlés, le diuerbium romain, en sénaire iambique, repose sur le jeu d’acteur et le rythme oratoire plutôt que sur la pure métrique.

  • Récits : Plus stylisés que dans la tragédie grecque, ils s’inspirent de la poésie alexandrine et jouent sur l’évocation visuelle (ex. la nef Argô chez Accius).
  • Prologues : Alors qu’en Grèce ils posent l’intrigue, les prologues romains sont plus interactifs et spectaculaires(ex. Médée chez Sénèque s’adresse directement au public).
  • Dialogues : En Grèce, ils sont parlés, mais Rome y ajoute des cantica et des sententiae frappantes, renforçant le rythme et l’effet dramatique (ex. Atrée : Le père est le tombeau de ses fils).

Le théâtre romain privilégie donc l’impact scénique, où le texte sert avant tout la performance de l’acteur et l’interaction avec le public.

Dolor, furor, nefas dans les tragédies républicaines

Dans les tragédies romaines, et en particulier celles de Sénèque, le parcours du héros suit un schéma récurrent : la douleur (dolor) entraîne une montée en puissance de la passion et de la folie (furor), qui conduit à un crime impie (nefas), le rejetant définitivement hors de l'humanité.

Un schéma tragique universel

Cette dynamique se retrouve dans les fragments des tragédies républicaines, comme dans le Térée d’Accius. Le roi Térée, consumé par un amour interdit pour sa belle-sœur, sombre dans une folie meurtrière qui le pousse au viol et à la mutilation de sa victime. En réponse à cette monstruosité, Procné et Philomèle accomplissent un acte encore plus terrible en tuant et servant son fils en repas.

Ces trois étapes – dolor, furor, nefas – ne sont pas seulement des éléments narratifs mais des principes fondateurs du spectacle tragique romain, qui amplifie les catégories culturelles et juridiques propres à Rome.

Le dolor : une douleur sans remède

Le dolor est une souffrance intense, liée à la perte ou au déshonneur, qui ne trouve aucun apaisement. Hors du théâtre, il peut être dépassé par des rituels de deuil ou la vengeance. Mais dans la tragédie, il devient irréparable et destructeur, poussant le héros à l’excès. On le retrouve chez :

  • Médée, abandonnée et humiliée,
  • Myrrha, amoureuse de son propre père,
  • Atrée, consumé par l'envie de vengeance.

En tragédie, le dolor ne mène pas à la consolation, mais à une escalade vers le furor.

Le nefas : un crime sacrilège et irréparable

Le nefas est un crime qui transgresse l’ordre divin, au-delà de toute justice humaine. Il marque l’exclusion définitive du héros hors de l’humanité. L'exemple le plus frappant est Thyeste, qui mange ses propres enfants sans le savoir, devenant un monstre aussi bien que son frère Atrée, qui l’a piégé.

Le nefas n'est pas une question de morale : il est la seule issue au dolor, comme le résume ce vers de l'Atrée d'Accius :

Il invente un banquet sacré, il efface les crimes de son frère.

Le furor : la clé du spectacle tragique

Le furor est un état d'aliénation, une perte temporaire de la raison due à une passion excessive. C’est un concept juridique romain : le furiosus, en droit ancien, est un individu déclaré irresponsable, temporairement privé de capacité d'agir.

Le théâtre romain reprend cette idée en la transformant en moteur tragique. Le héros sous l’emprise du furor perd ses repères moraux et sociaux, devenant un danger pour lui-même et pour les autres.

Horace illustre ce concept en comparant Agamemnon sacrifiant sa fille Iphigénie à un homme délirant, qui traite une agnelle comme sa propre fille. Cette confusion entre le réel et l’illusion est la marque du furor tragique.

Cicéron distingue le furor de la folie (insania), qui est une maladie mentale permanente (melancholia). Contrairement à cette dernière, le furor est un accès temporaire de démence, causé par des émotions incontrôlées comme la colère ou la douleur.

Le tragique romain : un spectacle de la démesure

La tragédie romaine est donc la mise en scène d’un héros furieux qui bascule dans le nefas. Le furor est l'exacerbation d’une passion douloureuse, coupant le héros de toute humanité et le poussant à un acte irréparable.

Ce schéma se retrouve dans toute la tragédie latine et sera repris à la Renaissance et à l’époque baroque. Il constitue une lecture spectaculaire de la tragédie grecque, en mettant en avant l'expression exacerbée des passions et l’horreur du crime irrémédiable.


Références bibliographiques


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