La dramaturgie
Qu'est ce que la dramaturgie ?
"Dans son premier sens, la dramaturgie serait l’art de la composition des pièces de théâtre"
<-- COMPOSITION -->
"Dans un second sens elle serait la pensée du passage à la scène des pièces de théâtre.”
<-- REPRÉSENTATION -->
Joseph Danan, Qu'est ce que la dramaturgie?
Avant-propos
Le terme dramaturgie possède deux principaux sens (Danan, Qu'est ce que la dramaturgie?). Le premier, traditionnel, fait référence à la composition d’une pièce de théâtre, relevant du travail du dramaturge-écrivain. Dans ce cadre, la dramaturgie est inhérente à l’œuvre elle-même, structurée autour de catégories comme le développement de l’action, les personnages, l’espace, la temporalité et le statut de la parole (Ryngaert, Introduction à l'analyse de théâtre).
Le second sens, plus récent, désigne une activité qui accompagne ou prépare le passage à la scène d’une œuvre dramatique. Réalisée par un dramaturge (au sens germanique du terme dramaturg), cette activité n’est pas le fait de l’auteur de la pièce, mais d’un collaborateur ou d’une collaboratrice du metteur en scène, apportant un regard spécifique sur la mise en œuvre scénique.
La dramaturgie seconde soulève la question de son rapport à la dramaturgie interne de l’œuvre, qu’elle doit nécessairement intégrer. Le processus implique un aller-retour constant entre repérage et interprétation. Cette pratique, dans son sens second, reste difficile à cerner : d’une part, elle exige d’être exercée pour être comprise ; d’autre part, elle se caractérise par son hybridité, mobilisant divers savoirs, et par sa diversité, chaque duo dramaturge/metteur·se en scène adoptant des approches distinctes. Malgré ces variations, certaines constantes ou possibilités peuvent être identifiées.
Cette réflexion propose donc d’explorer ces possibles, à l’image d’une boîte à outils dont chacun choisira les instruments adaptés, selon la pièce travaillée et son cadre pédagogique.
La dramaturgie est une pratique
La dramaturgie est une pratique : énoncer cette assertion invite à replacer cette pratique au sein de l’activité théâtrale, aux côtés d’autres pratiques auxquelles elle est reliée, telles que le jeu d’acteur, la scénographie ou la mise en scène.
La dramaturgie avant l'émergence de la mise en scène
Un modèle de représentation préétablie
Des grecs jusqu'à l'époque classique, écrire pour le théâtre signifiait intégrer la représentation dans un rituel fixe, où le texte était l'élément variable. Les dramaturges comme Sophocle, Shakespeare ou Corneille anticipaient comment leurs pièces seraient représentées, selon des lieux, des rapports au public et des codes bien définis. La mise en scène moderne, en tant que pratique autonome, n’existait pas encore, ce qui limitait les choix de représentation.
C'est pour cette raison que tant de dramaturge se sont intéressés aux règles édictées par Aristote (qui excluait de son champ d'application le spectacle) destinées à assurer que "la composition poétique soit belle".
Mise en oeuvre du drame, de l'action
Dans le mot "dramaturgie", il y a "drama", qui signifie action. Et avec l’action, les choses sérieuses commencent. On pourrait reprendre une formule de Jean-Luc Nancy, pour dire que la dramaturgie, qu’il s’agisse de son premier ou de son second sens, est une véritable "organisation de l’action". Nancy dit plus précisément : “mise en œuvre du drame” / “activation de l’action".
- "La dramaturgie, c'est l'art de faire naître l'émotion à travers l'enchaînement des actions, de rendre visible l'invisible et de transformer le réel en un drame."
- "La dramaturgie, c'est l'art de rendre l'action inévitable, de faire en sorte que chaque événement semble une conséquence naturelle de ce qui précède."
- "La dramaturgie, c'est l'art de transformer une situation en conflit, chaque scène devant révéler un peu plus du drame qui se joue."
La dramaturgie de Hambourg - Lessing
Lessing est reconnu comme le fondateur de la dramaturgie moderne, bien que sa Dramaturgie de Hambourg ne soit pas une théorie systématique, mais une série d’articles écrits pour le théâtre de Hambourg en 1767-1768. Opposé à la normativité du modèle français, il s’allie à Diderot pour combattre une dramaturgie dogmatique basée sur une lecture rigide d’Aristote. Lessing revient à Aristote pour le réinterpréter, mais son approche dépasse la simple critique normative : il propose une dramaturgie comme pratique ouverte, visant à stimuler la réflexion et non à imposer des règles fixes.
Bien qu’il s’écarte des excès normatifs de ses prédécesseurs français, il reconnaît l’utilité des règles tirées des chefs-d'œuvre grecs, tout en rejetant leur dogmatisation. Cependant, il n’exige pas des poètes qu’ils réinventent l’art à chaque création. Sa dramaturgie représente un moment clé de l’histoire du théâtre, mais elle reste antérieure à la naissance de la mise en scène moderne. Ce sont le développement de la mise en scène au XXe siècle et le conflit entre texte et représentation qui conduiront à une redéfinition de la notion de dramaturgie.
Réimaginer
Avec l’émergence de la mise en scène, tout modèle préétabli a été abandonné. Texte et représentation conservent un lien, mais celui-ci est devenu singulier, nécessitant une reconstruction pour chaque production. C’est là l’objet de la dramaturgie : maintenir ce lien pour éviter une séparation totale entre textes et spectacles.
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Chaque production, pour avoir un effet maximal, doit être réimaginée en fonction de son époque, de sa région et de son public spécifique.
Il n'y a pas de bonne façon de produire ou de concevoir une pièce. En effet, chaque nouvelle production d'un texte donné est un ensemble de problèmes qui attendent d'être résolus à nouveau.
"La dramaturgie consiste à réimaginer le monde sur scène, pour permettre au spectateur de le voir sous une lumière nouvelle."
Réactualiser les classiques
Lorsqu'il s'agit de travailler aujourd'hui sur une pièce classique pour une représentation, il n'est pas nécessaire de se préoccuper du modèle de représentation original qu'elle véhicule, sauf dans une démarche archéologique éloignée de la pratique vivante du théâtre. Par exemple, il n’est pas indispensable de restituer l’amphithéâtre et les cothurnes pour Sophocle ou la diction et la gestuelle baroques pour Corneille.
Le travail dramaturgique au sens 2 ne peut se construire qu'à partir de la reconnaissance ou du décryptage de cette structure, qui relève de la dramaturgie au sens 1 et constitue ses fondations. Faute de quoi l'édifice se construit sur du sable.
Monter Corneille ou Racine implique d’abord de rendre intelligibles une langue éloignée et les enjeux complexes d’une intrigue ou d’une scène. Ce travail préalable à toute répétition est essentiel pour transmettre aux acteurs une compréhension claire de l’action qui se joue à chaque instant. Il s’agit d’articuler le travail sur la langue avec celui sur la dramaturgie, en identifiant précisément les dynamiques internes du texte.
"On pourrait défendre le théâtre dramatique en soulignant que ses seules et vraies réussites sont les mises en scène qui font découvrir ou redécouvrir une pièce en même temps qu'elles donnent à la représentation de ce texte une forte dimension de présence."
Anne-Françoise Benhamou , Dramaturgies de plateau
Pratique: « lecture au ralenti » de Michel Vinaver
Un exemple éclairant est la méthode de « lecture au ralenti » formalisée par Michel Vinaver, qui examine minutieusement le texte dans ses actions d’ensemble, de détail et moléculaires. Cette méthode, appliquée aux dialogues de théâtre, met en lumière comment les paroles agissent et interagissent. Parler, au théâtre, c’est agir : chaque réplique porte une fonction dramatique qui doit être révélée aux comédiens pour qu’ils s’approprient pleinement le texte.
La méthode repose sur le prélèvement d’un fragment, long généralement de trois à cinq pages, et sa mise en «lecture au ralenti».
«Lecture au ralenti» ou «passage au microscope». Que cherche-t-on à déceler? L’action par la parole. Autrement dit, que se passe-t-il d’une réplique à la suivante, et par quel moyen – au niveau moléculaire du texte? Le postulat sur lequel repose cette méthode, est que l’analyse d’un petit échantillon de texte prélevé dans le tissu de l’œuvre peut déboucher sur la découverte du mode de fonctionnement de la pièce dans son entier.
Cette approche offre des outils précieux tout en permettant à l’enseignant·e de sélectionner les catégories les plus adaptées. Concepts comme « pièce-machine / pièce-paysage » ou « parole-action / parole instrument de l’action » restent particulièrement opératoires pour analyser des fragments de texte et initier une lecture active. Ils favorisent une compréhension du théâtre non seulement comme texte, mais comme une action vivante, ancrée dans un mouvement dramatique à partager avec le public.
En savoir plus sur cette méthode:.
Trouver l'âme d'une pièce
En tant que concepteurs et metteurs en scène, nous devons nous assurer que nous allons au-delà de la réalité superficielle de la pièce.
Nous devons toujours nous assurer que notre travail permet aux spectateurs de s'engager dans la réalité intérieure de la pièce.
C'est pourquoi de solides processus de lecture et d'analyse des pièces sont une partie essentielle du processus.
Si nous ne comprenons pas les rouages du texte de la pièce, nous ne pourrons pas bien l'animer et dans ce cas les spectateurs peuvent avoir du mal à s'identifier à l'action, ce qui rend la pièce ennuyeuse et sans importance.
"Le vrai travail du metteur en scène est de découvrir l'âme de la pièce et de la révéler au public avec vérité et simplicité"
Les comédiens : dramaturges en action
Au conservatoire avec Bernard Dort
Ce retour sur mon travail au Conservatoire m’amène à concevoir ma classe de dramaturgie comme un véritable laboratoire de lecture — mais au sens où l’entendent les conservatoires de musique.
Le texte est là. Il s’agit, bien sûr, de le jouer. Mais cela peut se faire de multiples manières. Il faut donc choisir une approche, la construire, l’articuler. Et dans ce processus, découvrir à la fois sa légitimité et sa cohérence.
Nous ne partons pas d’un projet dramaturgique prédéfini. Tout au plus menons-nous parfois une enquête sur les possibles choix d’interprétation. Cela peut inclure l’évocation de l’histoire des mises en scène d’un extrait ou encore des grandes orientations du théâtre contemporain. Mais, en définitive, ce sont les élèves qui font les propositions, concrètement, en jouant. Ils inventent, choisissent, et c’est seulement une fois leurs propositions exprimées que nous pouvons affiner un projet. Peut-être même le formaliser, en rédigeant ce que l’on pourrait appeler une « fable ». À partir de là, le comédien peut réellement commencer à interpréter.
Tout cela repose sur une prise de conscience. Le comédien prend conscience de ce qu’il est en train de faire, et il nous en rend compte. Il assume le sens qu’il a donné à son jeu, de manière délibérée ou instinctive. Et toute la classe partage cette prise de conscience avec lui.
Trouver l'idée
L'idée de conception est la graine autour de laquelle la conception se cristallise, la nature du monde de la pièce. Certaines se cristallisent autour de la nature du monde de la pièce. Certaines idées de conception sont également des métaphores visuelles. Plus important encore, l'idée de conception devient l'outil unificateur qui guide les choix du concepteur. L'idée de conception est inspirée par les réflexions du metteur en scène sur la pièce.
Les bonnes idées de conception comportent un élément visuel inhérent. Le résultat final est une conception visuelle, de sorte qu'une bonne idée de conception devrait automatiquement inspirer des images visuelles intéressantes.
Voici quelques exemples d'idées de conception :
-Hamlet est un roman policier.
-Hamlet est une histoire de fantômes.
-Hamlet est l'intérieur de l'esprit de Hamlet.
"La mise en scène doit rendre l'idée présente dans la pièce plus vivante que le texte lui-même, en impliquant le spectateur dans une réflexion."
"Le théâtre n'est pas seulement un texte, il est une vision qui prend forme dans l'espace et dans le temps, grâce à l'engagement total des acteurs, des décors, du public et du metteur en scène. Chaque détail matériel doit être pensé pour servir l'émotion et l'idée."
Le travail à la table - dans le sillage brechtien
En France, dans les années 1960 et 1970, sous l'influence de Brecht, la dramaturgie au sens 2 se développe en amont des répétitions, soit au sein d’un collectif, soit grâce au travail d’un dramaturge aux côtés du metteur en scène. Cette période, marquée par l’essor des sciences humaines (notamment la linguistique et la sémiologie) et par l’emprise du brechtisme, voit la dramaturgie devenir une étape préparatoire essentielle à l’élaboration des représentations. Ce travail en amont balise tellement le processus des répétitions et de la mise en scène qu’il impose souvent une vision globale appelée "dramaturgie du spectacle", qui peut orienter, voire contraindre, la mise en scène.
Brecht considérait que la dramaturgie recouvrait, voire éclipsait théoriquement, la mise en scène. Dans L’Achat du cuivre, il n’inclut pas le metteur en scène parmi les personnages qui dialoguent (comme le Philosophe ou le Dramaturge), car pour lui, le théâtre repose principalement sur l’élaboration de la fable (par le dramaturge ou le collectif) et la construction des personnages (par les comédiens), reléguant le metteur en scène au rôle de simple médiateur. Cependant, étant lui-même auteur, dramaturge et metteur en scène, Brecht laissait une certaine liberté à ces différents aspects, contrairement à ses successeurs.
Bertold Brecht
Bertolt Brecht (1898-1956) incarne un théâtre souvent qualifié d’épique, critique, dialectique ou socialiste, accompagné d’une technique de jeu visant à engager l’activité critique du spectateur. Ce théâtre s’appuie sur un jeu démonstratif des acteurs, encourageant le spectateur à prendre du recul face à la représentation, notamment grâce à l’historicisation, qui met en avant le caractère construit et contextuel de la réalité représentée. Ce procédé cherche à empêcher le spectateur de se laisser captiver par des illusions tragiques, dramatiques ou illusionnistes.
Le système brechtien, qu’il soit perçu comme antidramatique, réaliste ou dialectique (combinant identification et distance), ne constitue pas une doctrine figée ou un ensemble de recettes applicables uniformément. Son but est plutôt d’adapter les mises en scène aux exigences et au contexte idéologique de chaque époque. Cependant, dans les années 1950 et 1960, de nombreuses troupes et jeunes auteurs se sont limités à une imitation superficielle du style brechtien. Ils ont reproduit certains aspects esthétiques, comme la pauvreté scénique, un jeu distancié ou des matériaux spécifiques, sans chercher à les intégrer dans une analyse historique approfondie de la réalité contemporaine, trahissant ainsi l’objectif originel de renouveler le théâtre en fonction des enjeux de chaque époque.
Après la mort de Brecht, Heiner Müller dénonce les dérives de cette "primauté de la dramaturgie" au Berliner Ensemble. Les pièces étaient minutieusement préparées "à la table", laissant peu de place aux expérimentations sur scène. La mise en scène devenait ainsi une simple exécution du travail dramaturgique, ce que Müller considère comme "la mort de tout théâtre".
Entre Imaginaire et Réalité
L’art, et surtout celui qui crée des fictions, existe pour combler un manque : notre difficulté à comprendre pleinement la réalité. Quand on invente des histoires, ce n’est pas juste pour s’évader, mais pour mieux saisir ce qui nous échappe dans le réel.
«Le théâtre dénoue l’inextricable vie. Ma vie me semble bien souvent abominable. Inextricable justement. Soumise à des pressions que je crée moi- même. A des tensions auxquelles je voudrais échapper. Et le théâtre dénoue ces tensions puisqu’il me permet de les réorganiser dans l’ordre de l’art. Par le théâtre je réorganise ma vie propre et la vie du monde. Qu’il s’agisse de la politique ou de la vie des sentiments, le travail de l’artiste organise le monde intérieur pour le comprendre, se le faire comprendre à soi- même et par conséquent, le faire comprendre à d’autres : en donner sa propre leçon. Sinon on étouffe. On meurt ».
Antoine Vitez, De Chaillot à Chaillot
Le théâtre crée un pont entre notre monde intérieur et extérieur, un espace unique où l’imaginaire permet de transformer ce qu’on vit. Quand un acteur invente un univers, il invite les spectateurs à vivre une expérience collective. Cette émotion propre au théâtre, fragile mais intense, est peut-être ce qui nous pousse à l’aimer.
Incomplétude de l'oeuvre et "clôture subjective"
La lecture n’a pas besoin d’images ou d’effets spéciaux pour captiver. Elle fonctionne grâce à des mondes intermédiaires, des espaces imaginaires que chacun construit entre les mots du texte et la réalité. Au théâtre, le spectateur participe aussi à cette création : le texte et la scène ne suffisent pas, ils demandent une clôture subjective, c’est-à-dire une interprétation personnelle, pour que le monde fictif prenne vie et fasse sens.
L’acteur, lui, est un lecteur particulier : il transforme le texte en un monde intermédiaire visible. Son personnage est un mélange entre ce que l’auteur a écrit et ce qu’il imagine lui-même.
On pourrait considérer la scène comme le lieu où le « délire » inhérent à l'acte de lecture s'assume et va jusqu'au bout.
Et la répétition comme une façon d'articuler ou de mettre en résonance autour d'une œuvre les mondes intermédiaires des acteurs.
Le metteur en scène, de son côté, doit coordonner ces imaginaires – ceux des acteurs, des techniciens – tout en apportant sa propre clôture subjective. Son rôle est de donner vie à un univers qui reste ouvert, permettant au spectateur d’y trouver sa propre interprétation.
Dernier dans la chaîne, le spectateur entre en contact avec le monde de l’œuvre à travers la mise en scène. Il développe sa relation imaginaire au texte, aux acteurs et au metteur en scène. Pour que cette expérience reste riche, il est essentiel que les clôtures subjectives des créateurs n’aboutissent pas à un sens fermé ou rigide. L’œuvre doit conserver son mystère, son pouvoir d’étonnement et son altérité – ce qui en fait quelque chose de vraiment unique.
Comme le dit Stéphane Braunschweig :
"Pour ma part j'attends d'une mise en scène qu'elle me relève quelque chose que je n'avais jamais vu ou jamais pensé et qui me conduira à y découvrir encore autre chose une clarté nouvelle qui fera apparaître de nouvelles zones d'ombre."
D'après Anne-Françoise Benhamou , sur l'oeuvre de Pierre Bayard et sur sa résonance sur le théâtre - Dramaturgies de plateau
La dramaturgie dans le spectacle
Le comédien ne peut être un simple exécutant d’un projet dramaturgique conçu en dehors de lui, et qui lui serait étranger. Dramaturge, metteur en scène et comédiens doivent collaborer pour produire ensemble ce projet. Celui-ci ne sera, d’ailleurs, qu’une étape — essentielle, car il s’agit du moment du choix — dans le processus de création de la représentation. Une fois celle-ci réalisée, le projet dramaturgique se dissout, se transforme, voire s’efface dans l’acte vivant du théâtre.
Cette responsabilisation du comédien est un phénomène largement répandu aujourd’hui. Les acteurs refusent de plus en plus de n’être que de simples exécutants dans des spectacles dont ils ne maîtriseraient pas la conception. Ils ne se considèrent plus uniquement comme des interprètes de personnages préexistants et indépendants d’eux-mêmes (d’ailleurs, la notion même de personnage est devenue problématique). Les comédiens participent activement à l’ensemble qui constitue la représentation. En tant que membres essentiels de ce processus, ils assument collectivement la responsabilité de ce qui est joué. Cette responsabilité est partagée.
Le projet dramaturgique, dans ce contexte, s’élabore en commun. Non pas avant les répétitions, mais pendant. On peut certes partir d’une hypothèse ou d’un présupposé sur un sens possible. Mais cette hypothèse sera confirmée, infirmée ou enrichie par le travail des répétitions. La dramaturgie devient ainsi une œuvre collective, un acte intrinsèque au théâtre. Elle représente, pour tous les participants, une prise de conscience partagée.
La dramaturgie de plateau
Parmi les différentes pratiques, on trouve la « dramaturgie de plateau », concept décrit par Jean-Marie Piemme. Cette approche repose sur des expérimentations scéniques observées et analysées par le dramaturge, dont le rôle est distinct de celui du metteur en scène. Contrairement à ce dernier, le dramaturge n’oriente pas directement le travail, mais adopte une posture plus extérieure, parfois qualifiée d’« œil extérieur ».
Dans ce cadre, le dramaturge intervient en mettant des mots, à l’oral ou à l’écrit, pour trier, adopter, récuser ou élaborer les éléments issus des expérimentations. Comme le souligne Heiner Müller, cette pratique donne une structure réflexive au processus scénique tout en laissant place à l’exploration créative.
« La dramaturgie de plateau naît de l’expérimentation scénique. Elle ne précède pas la création, elle en est une composante active. Le dramaturge de plateau observe, met des mots sur les propositions des acteurs et du metteur en scène, aide à trier, structurer, élaborer. Il ne fixe rien, mais contribue à faire émerger un sens partagé au fil des répétitions. »
Jean-Marie Piemme
« Je n’écris pas d’abord une pièce pour ensuite la mettre en scène. J’écris en répétant, en écoutant les acteurs, en regardant ce qui se passe sur le plateau. Le texte se construit au fur et à mesure, dans un dialogue constant avec la scène. »
Joël Pommerat
"Lorsqu'un acteur fait surgir un imaginaire qu'il rend accessible aux spectateurs , lorsque la coopération de la scène et de la salle fait consister à un univers de fiction - la plupart du temps de façon discontinue car au théâtre l'univers de fiction est fragile et intermittent-, une expérience imaginaire collective a lieu, qui est en elle-même une réalité particulière et marquante : une expérience émotive propre au théâtre et qui peut être une raison de l'aimer".
Anne-Françoise Benhamou , Dramaturgies de plateau
"Pendant les répétitions, une part essentielle de mon travail de dramaturge de plateau est de repérer et d'analyser ces moments où tout à coup la fiction consiste : cela peut naître d'une émotion qui m'étreint ou qui m'embarque ; d'une illumination où ce qui était anecdotique ou arbitraire- ce que nous faisions parce que c'est écrit prend tout à coup sens et nécessité dans l'histoire, ou une réplique qui avait toujours été prononcée conventionnellement trouve soudain son « concret » - son phrasé juste lié à un investissement imaginaire de la part de l'acteur, qui donne immédiatement corps à un élément de fiction."
Anne-Françoise Benhamou , Dramaturgies de plateau
L'état d'esprit dramaturgique- le triptyque : texte-scène-public
Dort propose de partir de l’acte scénique pour remonter au texte, mais cette démarche reste théorique, car l’acte scénique n’existe qu’en lien avec le texte. Il imagine un double mouvement, du texte vers la scène et de la scène vers le texte, convergeant dans la représentation. Dort pose également la question de savoir si la dramaturgie réside en amont, dans la lecture de l’œuvre (ce que l’on appelle habituellement "le travail dramaturgique"), ou en aval, dans la perception du spectateur. Il répond par une conception large de la représentation, qui inclut la composition du texte, la réalisation du spectacle et la réception par le public. Ainsi, il considère la représentation comme étant pleinement dramaturgique.
Un texte de théâtre, c’est plus qu’un simple texte : c’est un matériau qui prend vie sur scène grâce à des choix d’interprétation. Mais attention, interpréter ne veut pas dire tout imposer au spectateur. L’idée, c’est de guider sans enfermer, de poser des bases tout en laissant de la place à l’imagination et à la réflexion du public.
Entre l’analyse pure du texte et sa mise en scène, il y a un équilibre à trouver, une sorte de chaîne où chacun joue un rôle : dramaturge, acteur, et enfin spectateur. Le spectateur est l’ultime interprète, celui qui fait le lien entre ce qu’il voit et ce qu’il ressent. C’est comme un pont entre le texte et l’expérience personnelle de chacun, où chaque étape d’interprétation enrichit la représentation.
"Toujours, il s'est agi pour nous d'explorer le texte avec la scène et la scène avec le texte. C'est la scène qui interroge le texte c'est le texte qui pousse la scène à inventer."
Anne-Françoise Benhamou , Dramaturgies de plateau
En résumé:
La dramaturgie désigne l'ensemble des choix esthétiques et idéologiques réalisés par l'équipe de création, du metteur en scène aux comédiens. Cela inclut l'élaboration et la mise en scène de la fable, le choix du lieu, le montage, le jeu des acteurs et le type de représentation (illusionniste ou distanciée). Elle interroge la disposition des matériaux de la fable dans l'espace textuel et scénique, ainsi que leur temporalité. Dans son sens moderne, la dramaturgie dépasse l'étude du texte dramatique pour inclure texte et réalisation scénique.
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