"Lecture au ralenti"

de Michel Vinaver

La spécificité du texte théâtral réside dans sa double nature : il peut être analysé comme tout texte littéraire, mais appelle également une approche propre, visant à découvrir son fonctionnement dramaturgique. Cette méthode constitue une étape préparatoire essentielle à une mise en scène, qu’elle soit réelle ou virtuelle.

Un exemple marquant de cette méthode d’analyse repose sur le prélèvement d’un fragment de texte, généralement long de trois à cinq pages, suivi d’une « lecture au ralenti » ou « passage au microscope ». L’objectif est de déceler l’action par la parole, c’est-à-dire de comprendre ce qui se joue d’une réplique à l’autre et comment, au niveau moléculaire du texte. Ce procédé part du postulat qu’un petit échantillon de texte, étudié en détail, peut révéler le fonctionnement global de l’œuvre.

Pour illustrer cette méthode, deux fragments particulièrement courts sont souvent cités : les débuts de Loin d’Hagondangede Jean-Paul Wenzel et Homme pour homme de Bertolt Brecht. Ces exemples montrent comment une telle approche permet de relier texte et représentation, formant une véritable « charnière » entre les deux dimensions du théâtre.

Premier fragment :

Loin d’Hagondange

de Jean-Paul Wenzel

 

 

Fragment : scène I

Georges nettoie ses pipes. Marie s’active au rangement. Dans la cuisine - salle à manger.

[1] GEORGES : Je prendrais bien une tasse de thé.

[2] MARIE : C’est étrange... Ce n’est pourtant pas l’heure de prendre le thé; et puis tu n’en prends jamais... Tu ne veux pas de café il y en a de prêt, je peux le réchauffer.

[3] GEORGES : C’est trop fort, je me sens nerveux, je préfère du thé.
[4] M
ARIE : Je vais faire chauffer l’eau... Je n’ai que du thé en sachet.
[5] G
EORGES : C’est dommage. J’aurais bien aimé boire une tasse de thé de Ceylan, c’est ce qu’il y a de meilleur.
[6] M
ARIE : Où as-tu été chercher ça ? Tu n’en as jamais bu auparavant. Tu es bizarre depuis quelque temps.

[7] GEORGES : À partir d’aujourd’hui je boirai du thé! N’oublie pas quand tu feras les courses. Temps.

[8] MARIE : Au fait, le chauffe-eau ne marche plus, tu pourras le regarder?
[9] G
EORGES : Oui, oui. Tout à l’heure, après le thé.
[10] M
ARIE : Cela fait trois jours que je ne peux pas tirer d’eau chaude, c’est embêtant pour la vaisselle... Et j’ai tout un paquet de linge à laver.
[11] G
EORGES : Ça ne presse pas, le linge. Je regarderai le chauffe-eau. Pause.

[12] MARIE : La garantie s’est terminée la semaine dernière. C’est bête, à une semaine près, on aurait pu le faire arranger gratuitement. Enfin! Les appareils, ça ne choisit pas le moment pour tomber en panne... Quand même ! On dirait qu’il a été réglé pour marcher juste le temps de la garantie. C’est peut-être possible... Les choses sont de moins en moins solides maintenant.»

Analyse

 

« Georges nettoie ses pipes. Marie s’active au rangement. Dans la cuisine - salle à manger. »

«[1] GEORGES : Je prendrais bien une tasse de thé.»

La pièce s’ouvre sur une demande, d’un des deux personnages à l’autre. Une demande apparemment anodine. Une demande qui se situe à un point intermédiaire entre un commandement et une prière. Il ne s’agit en tout cas pas d’une proposition de prendre le thé ensemble. «Je» et non pas «nous». Cette première réplique, c’est l’éruption d’un désir et son annonce.`

 

«[2] MARIE : C’est étrange... Ce n’est pourtant pas l’heure de prendre le thé; et puis tu n’en prends jamais... Tu ne veux pas de café il y en a de prêt, je peux le réchauffer.»

Ni soumission ni refus, mais expression d’une surprise et d’un trouble. La réponse est aussi «étrange» que l’est, pour Marie, le désir manifesté par son époux. Réponse « brouillée» («et puis»), qui traduit une résistance. C’est que la demande faite constitue, à double titre, une transgression : « ce n’est pourtant pas l’heure du thé» – Georges ne boit jamais de thé.
Il y a rupture d’un ordre établi, rupture d’un état d’inertie, celui qui précède 
l’ouverture de la pièce (postulat : toute pièce de théâtre prend son origine dans une rupture d’inertie). Dans la réplique de Marie, on peut voir un quasi-refus (donc une attaque) suivi d’un mouvement dans l’autre sens, un «mouvement vers». Ainsi, deux figures textuelles fondamentales – l’attaque et le mouvement vers – s’accolent dans la même réplique. Un double cadre temporel est posé : celui de la journée (on est à une heure de la journée autre que celle où l’on prend du thé), cadre de la courte durée; celui de la longue durée (« tu n’en prends jamais »), une vie entière passée ensemble par les deux interlocuteurs est évoquée – une vie définie par des habitudes immuables, on peut le supposer. Une matière dramatique advient, celle qui résulte de la combinaison de deux niveaux de temporalité : instantané, fugace / durable, permanent. Un cadre social, aussi, s’esquisse : on est dans un milieu où le café se réchauffe.

Marie, par l’action de la parole, a fait éclater au grand jour le caractère anormal d’une demande qui déstabilise la situation, qui ne peut que l’inquiéter. Et elle essaie de ramener les choses à la norme par une contre-proposition.

 

«[3] GEORGES : C’est trop fort, je me sens nerveux, je préfère du thé.»

Réitération insistante de la demande initiale et refus de l’offre en retour. Refus motivé par la désignation d’un état (la nervosité). Les deux objets en jeu (thé et café) s’opposent par la désignation de leur effet. L’inertie initiale est bousculée plus avant par l’annonce ou l’aveu de cet état. Quelque chose ne va pas, on ne sait pas pourquoi.

 

«[4] MARIE : Je vais faire chauffer l’eau... Je n’ai que du thé en sachet.»

Faire «chauffer l’eau» est une répétition-variation de «réchauffer le café» (amorce d’une thématique). La femme acquiesce, se soumet, mais, dans le même souffle, exprime un manquer : « Je n’ai que ». Le thé en sachet ne vaut pas le thé dans son emballage traditionnel qui exige une opération (faire le thé). On esquisse une échelle de valeurs (l’épouse donne dans les limites de ce qu’elle peut donner).

 

«[5] GEORGES : C’est dommage. J’aurais bien aimé boire une tasse de thé de Ceylan, c’est ce qu’il y a de meilleur.»

On aurait pu s’attendre à ce qu’il se montre à son tour conciliant. Bien au contraire. Il se livre à une attaque, sous forme de regret ou de reproche, assortie d’un jugement qualitatif.

 

« [6] MARIE : Où as-tu été chercher ça ? Tu n’en as jamais bu auparavant. Tu es bizarre depuis quelque temps.»

«Où as-tu été chercher ça?» Avec Marie, nous ne le reconnaissons pas. C’est comme si Georges revenait d’un long voyage (à Ceylan?): changé, inaccessible, étranger. Le cadre temporel, déjà posé, s’affirme davantage: «jamais auparavant... depuis quelque temps ». C’est l’équilibre de toute une vie commune qui chancelle. «Tu es bizarre»: répétition-variation de «c’est étrange» (amorce d’une thématique? La suite le dira).

 

«[7] GEORGES : À partir d’aujourd’hui je boirai du thé! N’oublie pas quand tu feras les courses. Temps.»

Changement, et même rupture de tonalité. Un décret. Et la dimension tempo- relle, jusqu’alors limitée au présent et au passé, s’élargit pour inclure l’avenir. Annonce d’une mutation, en même temps que manifestation d’une autorité.

Les répliques 6 et 7 que l’on vient de voir sont un exemple de non-emboîtage entre deux répliques où tout est dans le jeu, au sens mécanique du terme, entre les pièces qui ne s’engrènent pas. Et le dialogue s’éteint ou se suspend : « Temps ».

Est-ce la reddition de Marie? Est-ce un cessez-le-feu provisoire?

 

«[8] MARIE : Au fait, le chauffe-eau ne marche plus, tu pourras le regarder?»

Au tour de Marie de faire une demande. Ouverture d’un nouveau front? Mais on peut voir là une action de rééquilibrage, de réciprocité. À moins qu’il ne s’agisse d’une action nouvelle qui débute sans lien avec la précédente qui s’est terminée. Et nous aurions affaire à une dramaturgie de juxtaposition, se distinguant de celle qui est régie par le principe de l’enchaînement des causes et des effets. En tout cas, d’un épisode au suivant, une unité thématique se dessine : quelque chose ne marche pas. L’ordre des choses est dérangé. On peut voir aussi dans cette demande une tentative de rétablir le contact. Le mari est celui qui habituellement, dans la vie commune, se voit attribuer les tâches de réparation. Retour des thèmes de l’eau, de la chauffe.

 

«[9] GEORGES : Oui, oui. Tout à l’heure, après le thé.»

Le deuxième «oui» atténue la force du premier. «Oui, oui» est une façon de retarder. La suite de la réplique ajoute à l’importance et au mystère du thé – rien ne passe avant le thé.

 

« [10] MARIE : Cela fait trois jours que je ne peux pas tirer d’eau chaude, c’est embêtant pour la vaisselle... Et j’ai tout un paquet de linge à laver. »

C’est au tour de Marie, devant la résistance de Georges, de se montrer insistante. Le chemin de la vie est menacé d’engorgement.

 

«[11] GEORGES : Ça ne presse pas, le linge. Je regarderai le chauffe-eau. Pause.»

De quel droit Georges peut-il affirmer que le linge ne presse pas? Transgression, empiétement sur le domaine de la femme. L’impression s’accentue que l’ordre des choses vacille.

 

«[12] MARIE : La garantie s’est terminée la semaine dernière. C’est bête, à une semaine près, on aurait pu le faire arranger gratuitement. Enfin! Les appareils, ça ne choisit pas le moment pour tomber en panne... Quand même ! On dirait qu’il a été réglé pour marcher juste le temps de la garantie. C’est peut-être possible... Les choses sont de moins en moins solides maintenant. »

Avec ce discours relativement long (c’est la plus longue réplique du fragment), Marie bat en retraite, ou plutôt, change d’adversaire. L’ennemi, c’est les constructeurs de chauffe-eau, c’est «les choses» qui sont «de moins en moins solides». La réplique se termine par une vérité d’ordre général, celle d’une dégradation universelle. Celle, en filigrane, d’un complot des «ils» contre «nous». Le conflit conjugal n’a pas rebondi, s’est plutôt apaisé à la faveur de cet élargissement du champ des acteurs.

 

Vue d'ensemble à partir des six axes dramaturgies

1. Situation de départ

Un vieux couple chez lui, à un moment quelconque. L’intérêt de la situation de départ ne saurait être plus mince.

 

2. Densité de l’information

Elle se réduit à trois éléments : Georges ne boit jamais de thé, n’en a jamais bu ; le seul thé à domicile est en sachets; le chauffe-eau est tombé en panne une semaine après l’extinction de la garantie. Faible intensité.

 

3. Action

L’action procède par petites secousses successives. Elle consiste dans de menus ébranlements qui ne sont pas causés par un événement marquant, mais proviennent plutôt de l’irruption de l’inattendu dans la façon d’être des deux personnages. Un dérangement de l’être, auquel fait écho celui du monde : le chauffe-eau, métonymie du monde. La panne de chauffe-eau serait sans conséquence si elle n’entrait en résonance avec la panne de Georges. Et un gouffre commence à se creuser, par le fait que le dérangement ne renvoie à aucune cause repérable. Le trouble semble être premier.

 

4. Réseau thématique

Abondance de thèmes objectaux : thé/café ; eau à chauffer / chauffe-eau ; faire les courses / faire la vaisselle / laver le linge, et un thème générique qui se décline ainsi : «trop fort», «nerveux», «pas l’heure», «que du thé en sachet», «étrange/bizarre», «ne marche plus»... Le thème du dérangement se relie à celui de l’excès ou du manque, de la transformation du permanent en précaire : « les choses sont de moins en moins solides maintenant».

 

5. Statut de la parole

La parole n’est pas l’instrument d’une action. Elle est l’action même. On peut l’appeler «parole-action», au sens que, sans cesse, au niveau moléculaire du texte, elle change la situation, elle produit un mouvement d’une position à une autre, d’un état à un autre.

 

6. Pièce-machine, pièce-paysage?

La progression dramatique ne se fait pas par un enchaînement de cause à effet, suivant le principe de nécessité, mais par une juxtaposition d’éléments discontinus, à caractère contingent. La pièce prend l’allure d’un paysage plutôt que d’une machine.

 

Deuxième fragment:

Homme pour homme

de Bertolt Brecht

 

Fragment 1

Galy Gay et Madame Galy Gay.

`

[1] GALY GAY, assis sur sa chaise, dit à sa femme, un beau matin : Ma chère femme, vu l’état de nos finances, j’ai résolu aujourd’hui d’acheter un poisson. J’estime qu’un commissionnaire peut s’accorder ça, un commissionnaire qui ne boit pas, qui fume à peine, qui n’a pour ainsi dire aucune passion. Alors, c’est un gros poisson que j’achète, ou bien en veux-tu un petit?

[2] SA FEMME : Un petit.

[3] GALY GAY : Bien, et de quelle espèce, le petit poisson que tu veux?

[4] SA FEMME : Je verrais assez un bon turbot. Mais prends garde aux poissonnières, s’il te plaît, elles sont garces et courent la braguette, et tu as le cœur tendre, Galy Gay.

[5] GALY GAY : C’est vrai, mais un commissionnaire du port sans le sou, j’espère qu’elles le laisseront tranquille.

[6] SA FEMME : Tu es comme un éléphant, il n’y a pas plus balourd sur terre, mais une fois lancé, il va son chemin comme un train de marchandises. Et puis il y a encore ces soldats, la pire engeance qui existe, il paraît qu’il en arrive des quantités à la gare. Ils sont sûrement tous à roder sur le marché, encore heureux s’ils ne se mettent pas à piller et à voler. Méfie-toi, tu es seul, et eux ils vont toujours par quatre, c’est dangereux.

[7] GALY GAY : Ils n’iront pas s’en prendre à un simple commissionnaire du port.

[8] SA FEMME : Ça, on n’en sait rien.
[9] G
ALY GAY : Eh bien, mets toujours l’eau sur le feu pour le poisson, je commence à me sentir de l’appétit, je suis de retour dans dix minutes. »

 

Analyse

 

« Galy Gay et Madame Galy Gay. »

« [1] GALY GAY, assis sur sa chaise, dit à sa femme, un beau matin : Ma chère femme, vu l’état de nos finances, j’ai résolu aujourd’hui d’acheter un poisson. J’estime qu’un commissionnaire peut s’accorder ça, un commissionnaire qui ne boit pas, qui fume à peine, qui n’a pour ainsi dire aucune passion. Alors, c’est un gros poisson que j’achète, ou bien en veux-tu un petit?»

Il y a une certaine emphase dans le surgissement de la parole, une certaine solennité. Un décalage, pour le spectateur, entre la façon de dire et ce qui est dit. Ce qui est dit, c’est l’envie d’un poisson. La façon s’apparenterait plutôt à celle d’un personnage important s’adressant à la foule du haut d’un balcon : l’apostrophe « ma chère femme» (on entend presque: «mes chers concitoyens»); l’exposé des motifs («vu l’état»); l’annonce d’une décision («j’ai résolu»); un plaidoyer en justification de celle-ci («J’estime»); une option laissée au destinataire quant aux modalités de l’opération. Ce décalage produit un effet comique qui met en relief la rupture de l’état d’inertie initial : car le poisson constitue une anomalie dans l’économie du couple. Il fait exception. Il y a transgression, à partir de l’irruption d’un désir (bien que celui-ci ne s’exprime qu’indirectement). Mais les finances le permettent : tel est le motif donné. Absence de riposte de l’épouse. Alors, dans le plaidoyer qui suit, on assiste à un glissement du plan strictement budgétaire (donc objectif) à un plan moral, où transparaît la subjectivité: «J’estime qu’un commissionnaire peut s’accorder ça». En vérité le mot «peut» est ambivalent et la suite de la phrase renforce cette ambivalence. D’une part on entend : « un commissionnaire qui [...] qui [...] qui [...]» peut se permettre ça sur un plan financier parce qu’un surplus de ressources résulte de sa sobriété. Mais on entend aussi : un commissionnaire qui n’a aucun de ces défauts a le droit de s’accorder la jouissance qu’apporte un poisson. Et, comme si Galy Gay sentait la faiblesse de cette deuxième justification, il lui faut se distancer de lui-même, se dédoubler, opérer un glissement de la première à la troisième personne, un glissement compensatoire, afin de doter d’apparente objectivité une opinion toute subjective. C’est qu’un désir, en soi, n’est pas avouable. Il est source de trouble. Au passage, nous avons droit à un autoportrait et recueillons ainsi des informations. Absence, une nouvelle fois de réaction de l’épouse (après «aucune passion»). Pas de consentement explicite. Puis fuse la question – remarquable – «Alors [...]», façon détournée de prendre pour acquis ce qui reste indécis. Faire comme si l’accord de la femme avait été obtenu. Détournement, ou glissement, de la volonté du locuteur à une volonté générale englobant la sienne et celle de son épouse.

 

«[2] SA FEMME : Un petit.»

Fin de la réplique 1: «un petit?», réplique 2: «Un petit.» Bouclage parfait. L’épouse n’esquisse aucun mouvement pour détourner les cours de l’événement. Pas plus qu’elle ne manifeste d’enthousiasme. Soumission? Le choix qu’elle fait exprime tout au plus le souci de limiter les dégâts du point de vue de l’incidence de l’achat sur la bourse du ménage.

 

«[3] GALY GAY : Bien, et de quelle espèce, le petit poisson que tu veux?»

Galy Gay a remporté une victoire et en a conscience. Le «Bien» est une façon de marquer le point. Ce «Bien» se rattache au «Alors» qui amorçait la question dans la première réplique. Le «Alors» traduisait l’inquiétude de Galy Gay devant l’absence de réaction de sa femme. Le «Bien» exprime son soulagement d’avoir obtenu une réponse. Suite de la réplique : renforcement du « processus consensuel » en même temps qu’est officialisé le détournement de l’origine du désir de manger un poisson : c’est bien elle qui veut un poisson, et non plus lui...

 

«[4] SA FEMME : Je verrais assez un bon turbot. Mais prends garde aux poissonnières, s’il te plaît, elles sont garces et courent la braguette, et tu as le cœur tendre, Galy Gay.»

Harmonie du couple qui se confirme dans la participation de l’épouse au choix précis de l’achat à réaliser. Enchaînement sur le «Mais» qui constitue le pivot de l’action. La désignation du turbot débouche, au moyen du « mais », sur le danger qui se profile dans l’accomplissement de cet achat. Deux assertions sont accolées : «elles sont garces et courent la braguette», «tu as le cœur tendre, Galy Gay». «Elles» et «tu» se relient par un «et» à la consonance magique. L’oracle a parlé; il n’est pas clair, comme il se doit. Et le nom de Galy Gay est ici prononcé. Nommer celui sur lequel plane un péril supposé sacralise l’évocation de ce péril. Une fatalité d’un

ordre supérieur se profile là, et donc un horizon tragique.

 

«[5] GALY GAY : C’est vrai, mais un commissionnaire du port sans le sou, j’espère qu’elles le laisseront tranquille.»

À quoi s’applique l’acquiescement de Galy Gay? À la première assertion, à la deuxième, ou aux deux? Bouclage ambigu qui ne permet pas de savoir comment Galy Gay interprète cet oracle.

Retour à la troisième personne, moyennant quoi Galy Gay se fond dans la catégorie à laquelle il appartient, dont il est comme un représentant idéal. Moyen de se rassurer, de conjurer le danger.

 

«[6] SA FEMME : Tu es comme un éléphant, il n’y a pas plus balourd sur terre, mais une fois lancé, il va son chemin comme un train de marchandises. Et puis il y a encore ces soldats, la pire engeance qui existe, il paraît qu’il en arrive des quantités à la gare. Ils sont sûrement tous à roder sur le marché, encore heureux s’ils ne se mettent pas à piller et à voler. Méfie-toi, tu es seul, et eux ils vont toujours par quatre, c’est dangereux.»

Ne s’inquiéter de rien, ne pas chercher à savoir : tel est Galy Gay comme le voit sa femme, et elle le lui signifie par une comparaison qui surgit, fulgurante. Galy Gay suivra son destin comme un train sur des rails déjà posés. Une deuxième menace est énoncée, plus lourde et en même temps plus imprécise : qu’est-ce que Galy Gay a à craindre des soldats?

«[...] tu es seul, et eux ils vont toujours par quatre» vient s’accoler à «elles courent la braguette, et tu as le cœur tendre». La similarité de la construction produit un effet d’écho.

 

«[7] GALY GAY : Ils n’iront pas s’en prendre à un simple commissionnaire du port.»

Répétition-variation de la réplique 5. Prophétie à rebours de celle de l’épouse. Retranchement obstiné dans la troisième personne. Répliques 6 et 7 : schéma d’attaque-défense.

 

«[8] SA FEMME : Ça, on n’en sait rien.»

Bouclage : le doute s’oppose à l’assurance. Une simple remarque, laconique. Mais qui, en fait, installe plus fortement l’image d’une nécessité dépassant la volonté humaine. La perspective tragique se précise.

 

«[9] GALY GAY : Eh bien, mets toujours l’eau sur le feu pour le poisson, je commence à me sentir de l’appétit, je suis de retour dans dix minutes. »

Coup de force : l’homme, face à son destin, refuse d’en savoir davantage. Retour au point de départ. Galy Gay impose ce retour en arrière comme pour effacer ce qui a été dit entre-temps. Il était question d’acheter un poisson. Il n’est donc question maintenant que de mettre de l’eau à chauffer pour sa cuisson – toute autre considération étant nulle et non avenue.

Ce bouclage avec le début de la scène se combine avec une prophétie touchant le futur immédiat : « je suis de retour dans dix minutes ».

 

Vue d’ensemble à parti de quatre axes dramaturgiques

1. Mise en place d’une machine

D’une part, la constitution d’un microcosme : couple-foyer, la sécurité ; d’autre part, la constitution d’un macrocosme : le monde extérieur et ses dangers. Jonction de ces deux mondes par l’irruption d’un désir, accompagné par l’expression d’une résolution.

L’acquisition du poisson exige la sortie du héros, son immersion dans le macrocosme hostile, avec deux armées à l’affût: les poissonnières et les soldats. Clairvoyance de la femme sur la vulnérabilité du héros, lequel est dûment averti. Sur le compte de sa vulnérabilité, il acquiesce. Sur le compte de la réalité de la menace, il fait le sourd. L’épouse n’est pas contraire à la gratification du désir en soi. Mais elle prévoit les obstacles qui se mettront en travers de l’heureux aboutissement du projet. Un suspense est créé. Une machine dramatique s’est mise en marche. Intérêt fort de la situation de départ. Résonance lointaine : le chevalier quitte son château pour courir l’aventure.

 

2. Surplomb

Le lecteur-spectateur est informé en même temps que Galy Gay des dangers qui le guettent, et il pressent à la fin de cette séquence que Galy Gay ne sera pas de retour dans les dix minutes annoncées par lui. Galy Gay ne le sait pas, ne veut pas le savoir. Bien que dûment averti, il s’obstine à ne pas entendre. Le spectateur est dans une position privilégiée par rapport à celle qu’occupe le personnage principal. Il le surplombe.

 

3. Fonction de la parole

Elle a pour fonction principale d’assurer la mise en place et la mise en route de la machine : elle nous alimente en informations nécessaires ; elle positionne l’un par rapport à l’autre les deux personnages qui s’apparentent à des caractères : le benêt entreprenant, l’épouse lucide et impuissante. Avec une extrême économie de moyens, les neuf répliques cadrent l’action : sur l’axe temporel (avant, maintenant, après); sur l’axe spatial (le foyer, le port, la ville); sur l’axe socioéconomique. Accessoirement, la parole est active par elle-même (la dernière phrase de la réplique 9, par rapport à la réplique 8), mais sa fonction dominante est de servir l’action d’ensemble qui débute.

 

4. Comédie? Tragédie?

Le texte oscille entre les deux tonalités du comique et du tragique. Il ne s’agit ici que de ce qu’un couple, qui n’a rien de remarquable, mangera à son prochain repas. Mais la question est abordée dans le discours initial du mari comme s’il s’agissait d’une affaire d’État. Le décalage entre le contenu et le contenant provoque une décharge de drôlerie. Le déroulement des huit répliques qui suivent maintient l’émulsion comique et, en même temps, fait découvrir que l’on s’achemine vers une catastrophe. Comédie et tragédie sont les deux pôles d’une seule et même catégorie d’œuvres dramatiques, fondées sur l’attente d’une résolution, la résolution d’un problème posé au départ, et à laquelle aboutira l’action d’ensemble par un enchaînement de causes et d’effets.

 

Loin d’Hagondange, Homme pour homme:

  • Esquisse d’une conjointure
  • Ce qu’ont de commun ces deux fragments de pièce

Une situation de départ : un couple, mari et femme, non pas un couple naissant, mais déjà bien installé dans sa condition de couple avec une intimité ancienne. Un foyer, sans enfants semble-t-il. Le couple est de condition modeste et apparemment sans problème, sans histoire. Et puis un désordre se produit, à partir du surgissement d’un désir de la part de l’homme. Un désir d’ordre alimentaire. Un désir qui paraît anodin, inoffensif, et qui n’a pas la nature d’une agression à l’égard de la femme. Pourtant ce désir déclenche chez elle une résistance. Face au microcosme du foyer, un macrocosme, hostile : les poissonnières, les soldats, les fabricants de chauffe-eau. Non seulement la situation de départ, mais aussi le réseau thématique comportent une certaine similarité. Pourtant, on a affaire à deux dramaturgies fondamentalement opposées. Le propos est de pointer les écarts, d’adopter un regard comparatif, par lequel chacun des textes apporte un éclairage sur l’autre. On examine comment chacun se positionne sur quelques axes dramaturgiques :

 

Parole-action, parole instrument de l’action

  • La parole est action (et on l’appelle parole-action) quand elle change la situation, autrement dit quand elle produit un mouvement d’une position à une autre, d’un état à un autre.
  • À l’opposé, la parole est instrument (ou véhicule) de l’action quand elle sert à transmettre des informations nécessaires à la progression de l’action d’ensemble ou de détail.
  • La parole peut, dans certains cas, être à la fois action et instrument de l’action : elle accède à un statut mixte. Il peut y avoir, aussi, alternance, dans un texte dramatique, de paroles-actions et de paroles instrumentales.

Pièce-machine, pièce-paysage

On distingue deux modes de progression dramatique ; l’avancement de l’action se fait :

  • soit par enchaînement de cause et d’effet ; le principe de nécessité joue. On a affaire à une pièce-machine ;

  • soit par une juxtaposition d’éléments discontinus, à caractère contingent. On a affaire à une pièce-paysage.

On observe, dans certaines œuvres, la coexistence des deux modes de progression

Mode d’emploi

  1. Prélèvement d’un fragment pour « lecture au ralenti » environ cinq à dix pour cent du volume de l’œuvre. Le fragment peut aussi bien être le début de la pièce que toute partie de celle-ci paraissant, à première vue, caractéristique de l’ouvrage entier. Aucun critère précis ne saurait être proposé pour le choix du fragment ; on peut même demander au hasard d’en décider.
  2.  Division du fragment en quelques segments, pour mieux en permettre la saisie. On décide (tant pis si c’est parfois avec un sentiment d’arbitraire) qu’un segment s’achève et qu’un autre commence quand il y a, par exemple, un changement de sujet, ou de ton, ou d’intensité, ou d’interlocuteurs dans le dialogue.
  3. La « lecture au ralenti » se fait en s’arrêtant à chaque réplique, et commence par la question : quelle est la situation de départ ? Celle-ci étant définie, on relève, au fur et à mesure : a) les événements, b) les informations, c) les thèmes, de façon à isoler, dans le texte, ce qui est proprement action.
  4. L’essentiel de la « lecture au ralenti » consiste dans le pointage des actions d’une réplique à l’autre ou même à l’intérieur d’une réplique, c’est-à-dire au niveau moléculaire du texte. Il s’agit des micro-actions produites par la parole (et, le cas échéant, par les didascalies). 
    1. On cherche à déterminer :« Qu’est-ce qui se passe » d’une réplique à l’autre et au sein de la réplique ? Quel mouvement s’est effectué pour opérer un passage entre une position
    2. la position suivante ?  « Par quel moyen est-ce que ça se passe » (au travers de quelle figure textuelle ?
    3. Quelles liaisons fonctionnelles s’opèrent entre la micro-action d’une part, et les événements, informations et thèmes d’autre part ?
  5. La « lecture au ralenti » comporte des haltes. Parvenu au terme de chaque segment, puis du fragment, on s’arrête et on prend de la hauteur, pour considérer récapitulativement en quoi la succession des micro-actions analysées contribue à l’avancement de l’action aux niveaux de détail et d’ensemble. Car il y a lieu, pour saisir l’action dans une œuvre théâtrale sous tous ses aspects du point de vue de son fonctionnement, de distinguer les trois niveaux où l’on peut l’observer :
    1. la micro-action, déjà définie : c’est le niveau moléculaire du texte, où sens et matière, le contenu sémantique et le contenant formel (phonique et rythmique), ne font qu’un, interagissant au point d’être indissociables ;
    2. l’action d’ensemble : c’est le niveau de la pièce prise dans son entier ;
    3. l’action de détail : c’est le niveau intermédiaire entre la micro-action et l’action d’ensemble : celui du segment ou de la séquence, celui du fragment dans son entier ; le cas échéant, celui de la scène ou du tableau, celui de l’acte.
  6. On recherche, au niveau de l’action de détail :
    1. « Qu’est-ce qui s’est passé » entre le début et la fin du segment, puis du fragment entier ? Quel mouvement s’est opéré entre la situation de départ et la situation présente ?
    2. « Par quels moyens est-ce que ça s’est passé » : quel usage est fait de quelle combinaison de figures textuelles ?
    3. Quelles liaisons fonctionnelles s’observent entre l’action d’une part, les événements, les informations, les thèmes d’autre part ?
  7. Partant des découvertes faites au cours de la « lecture au ralenti » du fragment, il reste à prendre une vue d’ensemble du mode de fonctionnement de l’œuvre dans son entier. Pour ce faire, on repère la position du texte analysé sur un certain nombre d’axes dramaturgiques. Il en résulte un profil général de l’œuvre qui non seulement éclaire son mode de fonctionnement singulier, mais encore permet de mesurer ses convergences et ses écarts (sa « position ») par rapport à toute autre œuvre dramatique en particulier, et par rapport à l’univers des œuvres de théâtre.
  8. Lecture « à vitesse normale » de l’œuvre entière. On vérifie, on complète, on ajuste, on corrige s’il le faut les résultats de l’analyse du fragment.
  9.  À ce stade, l’examen de l’œuvre s’est fait en suspension de tout contexte. In fine, on prend en compte les principales données historiques, socio-économiques, culturelles et biographiques permettant de situer l’œuvre dans son environnement et d’apprécier certains de ses aspects autres que textuels et dramaturgiques.
  10. Rien n’interdit, en bout de course, de porter un jugement de « valeur » sur la pièce, la valeur se mesurant à la puissance de l’effet qu’elle a sur nous (ce qu’elle nous donne à ressentir, à percevoir, à comprendre), au plaisir qu’elle nous apporte, à l’intensité d’intérêt qu’elle suscite en nous ; et sur les moyens qu’elle met en œuvre pour y parvenir : la pensée, l’émotion, la charge poétique, le rire, la séduction…

Référence bibliographique:


Ecritures dramatiques

Michel VINAVER

Vingt-huit fragments d’œuvres dramatiques classiques ou contemporaines, françaises ou étrangères, sont passés ici au crible d’une analyse textuelle minutieuse, qui met en relief la singularité de chaque écriture. De l’ouvrage se dégage un point de vue comparatif, une sorte de topographie générale qui permet de repérer la position de toute autre pièce dans l’univers de la littérature théâtrale.

Issu du séminaire conduit par Michel Vinaver à l’université de Paris-III, puis de Paris-VIII, entre 1982 et 1991, cet ouvrage est destiné aux étudiants et enseignants, mais aussi, plus généralement, à tous ceux pour qui la lecture du théâtre est une source de plaisir.