Bertold Brecht

( 1898-1956 )

"Le théâtre n'est pas là pour représenter la réalité, mais pour la transformer."

Bertold Brecht, Écrits sur le théâtre

Musil a pu écrire que, depuis le classicisme, le théâtre n'avait plus joué aucun rôle dans l'évolution de l'esprit européen, parce que le drame ne laissait pas à notre pensée une liberté de mouvement suffisante. L'esthétique de la distanciation, associée au nom de Bertolt Brecht, vise précisément à réconcilier  le théâtre avec  l'agilité dialectique, à ouvrir la scène aux dimensions d'un monde moderne ambitieux, à dépasser la tragédie. 

Bertolt Brecht a cherché à changer cela avec son théâtre épique, qui invite le spectateur à réfléchir et à prendre du recul plutôt qu'à s'identifier totalement aux personnages. Ses œuvres comme L'Opéra de quat'sous et Mère Courage ont eu un grand impact, même dans des contextes très différents, avant et après la Seconde Guerre mondiale.

Brecht a donné au théâtre une dimension historique et sociale : son objectif n'est pas seulement de raconter une histoire, mais de faire réfléchir sur la société et sur les changements nécessaires. Ce type de théâtre est moderne parce qu’il s’adapte aux époques et aux évolutions historiques, restant toujours en dialogue avec le monde dans lequel il existe.

Bertold Brecht

Il fit ses débuts quand la plupart des théâtres allemands étaient dominés soit par le naturalisme, soit par la grande offensive lyrique du théâtre total destiné à transporter d’émotion le spectateur. Il y avait bien un peu de vie sur la scène, mais, en retour, les spectateurs devenaient passifs.

 

Brecht a développé ses idées dans un contexte de bouleversements politiques et sociaux intenses en Europe, particulièrement marqué par la montée du nazisme en Allemagne, la Grande Dépression, et les mouvements ouvriers. Sa formation marxiste et son exil durant le Troisième Reich ont influencé ses réflexions sur le théâtre comme un moyen d'éduquer et d’émanciper les masses face aux injustices et aux idéologies oppressives. Il voyait dans le théâtre une opportunité de susciter une prise de conscience critique, incitant les spectateurs à comprendre et à questionner la société.

 

Brecht ne souhaitait pas que son œuvre soit intemporelle ou universelle. Il insistait sur son caractère provisoire et contextuel, appelant à une lecture historique de ses pièces, considérées comme des produits d'une époque et de circonstances spécifiques. Ses œuvres, notamment celles à portée politique, étaient destinées à répondre aux besoins d’une « décennie », plutôt qu’à viser l’immortalité, tout en pouvant néanmoins atteindre une portée large.

 

Les gens nous disent toujours que nous ne devons pas simplement produire ce que le public demande. Mais je crois qu’un artiste, même s'il travaille dans la plus stricte solitude dans le grenier traditionnel, travaillant pour les générations futures, est peu probable de produire quoi que ce soit sans un vent dans ses voiles. Et ce vent doit être celui qui souffle dans sa propre époque.

 

Seul l’écrivain engagé avec le monde peut aider à le changer ; on pourrait ajouter, ironiquement, que c’est seulement alors que son travail a une chance de s’adresser également aux générations futures.

À mesure que son analyse politique mûrissait, Brecht s'intéressa de plus en plus à savoir qui bénéficierait des avancées de la science : les riches et les puissants, ou les pauvres et les opprimés ? Le grand discours d'avertissement de Galilée, écrit après le largage des bombes atomiques sur le Japon, donne un aperçu puissant des préoccupations personnelles de Brecht :


"Vous pourrez peut-être découvrir tout ce qu'il y a à découvrir, et votre progrès ne sera néanmoins qu'un progrès loin de l'humanité. L'écart entre vous et l'humanité pourrait un jour devenir si grand que votre cri de triomphe à propos de telle ou telle découverte sera répondu par un cri universel d'horreur."


Il n'est peut-être pas surprenant qu'à ses dernières années, Brecht envisageait une pièce sur Albert Einstein......

Notre monde a fait surgir une vaste gamme de nouveaux sujets — une crise bancaire mondiale, une économie en récession, le terrorisme international, le changement climatique, etc. — et l'engagement de Brecht en faveur des « pièces pour la décennie » reste un modèle brillant pour un théâtre moderne politiquement engagé.

 


Aux sources du théâtre de Brecht

 

Le théâtre de Brecht s'inspire de nombreuses sources. Lui-même disait en plaisantant que Shakespeare était « un voleur », tout comme lui, pour montrer qu’il prenait des idées un peu partout. Il trouvait son inspiration aussi bien dans les grandes œuvres classiques que dans les spectacles populaires . Pour comprendre son théâtre, il faut se souvenir qu’il a été influencé par de nombreux écrivains et styles littéraires différents.

 

Brecht s’est inspiré de tout type d’art, qu’il soit sophistiqué ou populaire, réfléchi ou instinctif. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, ses goûts étaient très variés. Ce qui fait sa grandeur, c’est sa capacité à réunir ces influences diverses dans un théâtre à la fois cohérent et innovant.

 


L'effet de distanciation

 

Contexte historique

Le concept de « distanciation » naît de l’analyse politique de Brecht qui dénonce, dans l’Allemagne prénazie des années trente, le procédé théâtral par lequel Hitler, dans sa perversité, hypnotise les foules. La politique se théâtralisant alors de façon inquiétante, Brecht souhaite déthéâtraliser le théâtre, pour maintenir constamment le sens critique du spectateur en état d’alerte.

 

« Le fascisme, avec sa manière grotesque d’insister sur le facteur émotionnel, et tout autant peut-être un certain déclin de l’élément rationnel de la doctrine marxiste m’ont moi-même incité à porter davantage l’accent sur l’aspect rationnel. »

Brecht, Sur une dramaturgie non aristotélicienne

 

Afin de produire cette « distanciation » qui désaliènera le spectateur, Brecht prône un « théâtre épique ». « La caractéristique essentielle du théâtre épique, écrit-il dans La Marche vers le théâtre contemporain, est peut-être de s’adresser moins à l’affectivité du spectateur qu’à sa raison. Le spectateur ne doit pas vivre ce que vivent les personnages, mais mettre ceux-ci en question. Il serait néanmoins faux d’affirmer que le sentiment est étranger.

C’est dans ce contexte qu’est né l’« effet de distanciation » (Verfremdungseffekt), l’un des termes les plus mal compris du vocabulaire brechtien.

 

La rencontre avec le théâtre chinois

En 1935, Brecht assiste, à Moscou, à un spectacle donné par la troupe de l’acteur chinois Fang-Lang, qui lui fit découvrir un style de jeu où l’acteur ne se perdait pas dans son rôle mais restait toujours visiblement acteur conscient d’un public en train de le regarder. Très admiratif devant l’utilisation scénique des symboles, dans cette dramaturgie nouvelle pour lui, il note aussitôt : « le théâtre chinois est rempli de symboles ». C’est là un procédé qu’il va lui-même systématiquement cultiver pour atteindre à la Verfremdung, ou Effet V, cette « distanciation » qui est la clef de voûte de son théâtre.

 

"L’artiste s’est servi de son visage, comme d’une feuille blanche que le corps, grâce à son « gestus », peut couvrir de signes. Acte empreint d’art et d’artifice, le comportement de l’artiste qui s’observe lui-même comme un étranger empêche le spectateur d’entrer totalement dans le personnage. Il crée en outre une distance grandiose entre les événements et le spectateur." 

 

Brecht donne l’exemple de Mei Fang-Lang, avec ce théâtre rituel qui montre des signes décodés par le spectateur, ainsi l’artiste coupe une mèche de cheveux pour signifier que le personnage est hors de lui. Son attitude glacée montre sa distance avec le personnage: « L’artiste montre un fait: cet homme est hors de lui; et il indique des signes qui le prouvent ».

Le comédien est un montreur, un démonstrateur.

 

Les grands principes de l'effet V

Par la suite, Brecht théorisera complètement cet effet d’éloignement dans la perspective d’un théâtre épique et didactique.

Dans Le petit Organon pour le théâtre, il revient sur l’effet d’éloignement en rappelant ses antécédents :

 

Une représentation « éloignée » est une représentation qui permet, certes, de reconnaître l’objet représenté, mais aussi de le rendre insolite. Le mot Verfremdung signifie « rendre étrange », mais il est souvent traduit par « effet de distanciation ».

Cet effet vise à encourager le spectateur à remettre en question ce qu’il voit en le rendant inhabituel.

Déjà, pour éloigner leurs personnages, les théâtres antique et médiéval utilisaient des masques d’hommes ou d’animaux et au- jourd’hui encore dans le théâtre asiatique, la musique et la pantomime servent à produire des effets V.

Les conséquences techniques en sont les suivantes:

Voulant produire des effets V, le comédien doit renoncer à des artifices qui lui permettaient d’amener le public à entrer dans la peau de ses personnages. Comme il ne se propose plus de mettre le public en transe, il ne faut pas qu’il s’y mette lui-même. Les muscles doivent garder leur souplesse. S’il doit représenter un possédé, il se gardera de donner l’impression de l’être lui-même ; sinon comment les spectateurs reconnaîtraient-ils ce qui possède le possédé?

La fin commande les moyens et la distanciation vise aussi à mettre le public à distance pour éviter toute fascination et pour suspendre l’illusion théâtrale au profit d’une conscience critique qui n’exclut toutefois pas le divertissement (ce qui pourrait paraître contradictoire), lequel reste pour Brecht la fonction première du théâtre. Le comédien distancié reste constamment conscient de sa non-métamorphose et il l’exhibe en quelque sorte :

À aucun moment, il ne se laisse aller à une complète métamorphose. Une critique du genre : « Il ne jouait pas le rôle de Lear, il était Lear » serait donc pour lui le pire des éreintements. Il doit se contenter de montrer son personnage ou, plus exactement ne pas se contenter de le vivre : ce qui n’implique pas qu’il reste froid lors même qu’il joue des personnages passionnés. Simplement ses propres sentiments ne devront jamais se confondre automatiquement avec ceux de son personnage de sorte que le public, de son côté, ne les adopte pas automatiquement. Le public doit jouir sur ce point de la plus entière liberté.

Revenant sur la double apparence du comédien, Brecht rappelle la distinction opérée par Schiller entre le rhapsode, qui raconte une affaire comme passée, et le mime, qui la présente comme présente, pour ajouter :

De même que le comédien n’a plus à faire croire à son public que ce n’est pas lui qui se trouve sur le plateau, il n’a pas non plus à faire croire que l’action qui se déroule sur la scène n’a pas été répétée et s’y déroule pour la première et dernière fois.

 

« L'effet de distanciation consiste à rendre l'étrange familier et le familier étrange, afin de provoquer une réflexion critique chez le spectateur. »
— Bertolt Brecht, Écrits sur le théâtre.

 

« L’effet de distanciation transforme le spectateur en observateur critique, le libérant de l’illusion pour qu’il puisse juger les événements représentés. »
— Bertolt Brecht, Petit organon pour le théâtre.

 

« En produisant l’effet de distanciation, on accomplit une chose banale et quotidienne, ce n’est rien qu’une manière très répandue de faire comprendre quelque chose à quelqu’un ou à soi-même ; cet effet se rencontre sous bien des formes, tant au cours des études que pendant une réunion d’hommes d’affaires. Distancier, c’est transformer la chose qu’on veut faire comprendre, sur laquelle on veut attirer l’attention, de chose banale, connue, immédiatement donnée, en une chose particulière, insolite, inattendue. Ce qui se comprend tout seul est d’une certaine manière rendu incompréhensible, mais à seule fin d’en permettre ensuite une meilleure compréhension. Pour passer d’une chose connue à la connaissance claire de cette chose, il faut la tirer hors de sa normalité et rompre avec l’habitude que nous avons de considérer qu’elle se passe de commentaires. Si banale, insignifiante, populaire soit-elle, on la marque du sceau de l’inhabituel. »

Brecht dans Nouvelle technique d’art d’art dramatique (1935-1941)

 


La Fable et Les métaphores

 

Brecht pense que le plus important au théâtre, c’est l’action. La notion de « fable » ou d’« histoire », chez Brecht, a remplacé la vieille notion d’intrigue dramatique qui est la relation d’une crise avec exposition, nœud, dénouement. Par contre, la « fable » brechtienne est une juxtaposition d’épisodes liés au comportement d’un personnage face à un problème permanent. Ce ne sont pas tant les personnages qui importent, mais les rapports qui les unissent et les opposent, l’histoire dans laquelle ils sont engagés. L’individu a perdu son rôle d’épicentre. Le gestus, c’est-à-dire la conduite des personnages les uns envers les autres, est devenu l’unité de base du théâtre épique.

Tout le travail poétique de Brecht est travail sur la métaphore, procédé sur lequel il médite toute sa vie, interrogeant les différentes formes artistiques pour y trouver des secrets de composition. Fasciné par Cézanne, il écrit par exemple, dans Nouvelle Technique d’art dramatique : « La peinture distancie (Cézanne) quand elle exagère la forme creuse d’un récipient. »

 


Brecht et les contradictions

 

Au cœur de la tragédie classique se trouve le défaut fatal, la « contradiction » qui provoque la catastrophe. Les plus grandes pièces nous offrent un syllogisme hégélien, un conflit d’opposés : un groupe désire une chose, un autre veut le contraire, et le désaccord entre les deux se résout dans une troisième position. Cela est fondamental dans la structure de la tragédie grecque, les affrontements dynamiques chez Shakespeare et la puissance affirmée du drame néoclassique. On le retrouve également dans la caractérisation tridimensionnelle des meilleurs drames du XIXᵉ siècle. Cependant, chez Brecht, la contradiction devient la caractéristique déterminante de la méthode dramatique et constitue un fondement de son style théâtral.

 

Brecht était obsédé par la « contradiction » sous toutes ses formes, et l’une de ses grandes innovations a été d’en faire le sujet central de son écriture. Il affirmait de plus en plus que l’identification de ces contradictions n’était pas seulement essentielle pour atteindre la vraisemblance, mais constituait une condition préalable à leur résolution. Il déclara que « Les contradictions sont notre espoir ! » et leur utilisation délibérée est omniprésente dans son théâtre.

 

Beaucoup des plus grands personnages de Brecht sont conçus selon des principes délibérément contradictoires : ainsi, la « femme vertueuse », Shen Té, devient un homme mauvais, Shui Ta, pour survivre ; Mère Courage sacrifie ses enfants pour gagner sa vie ; Galilée abandonne la poursuite purement scientifique à cause de ses implications personnelles ; et Puntila, généreux lorsqu’il est ivre, redevient brutal lorsqu’il est sobre. L’idée est que ces contradictions ne sont pas le résultat d’une mauvaise écriture — elles sont des portraits délibérés et réalistes de la manière dont les gens se comportent dans un monde contradictoire.

Les contradictions, croyait Brecht, expriment des réalités sous-jacentes :
Les représentations du théâtre bourgeois visent toujours à lisser les contradictions, à créer une fausse harmonie, à idéaliser. Les conditions sont rapportées comme si elles ne pouvaient pas être autrement ; les personnages, pris comme des individus incapables, par définition, d’être divisés, sont présentés en un seul bloc, se manifestant dans les situations les plus diverses, et, d’ailleurs, existant indépendamment de toute situation. S’il y a un développement, il est toujours continu, jamais par à-coups ; ces développements se produisent toujours dans un cadre défini qui ne peut être dépassé. Rien de tout cela ne ressemble à la réalité ; un théâtre réaliste doit donc abandonner ces pratiques.

 


Le théâtre épique

 

Le théâtre de Brecht évite volontairement l'idée d'une fatalité tragique, si fréquente dans le drame classique.

Selon la pensée marxiste, le « destin » donne l'impression que nous n'avons aucun pouvoir sur nos propres choix, ce qui nous prive de la possibilité d'améliorer notre situation.

Pour répondre à cette vision, et s'inspirant surtout de Shakespeare, Brecht a imaginé le concept de « théâtre épique », qui, selon lui, « s'adresse moins aux émotions qu'à la raison des spectateurs »

Alors que le théâtre d’illusion tente de recréer un faux présent, le théâtre épique, strictement historique, rappelle constamment au public qu’il n’assiste qu’à un exposé d’événements passés. L’abandon de l’illusion réaliste affranchit le dramaturge des conventions auxquelles il est soumis dans le théâtre antérieur. Il ne lui est plus nécessaire, au cours de l’exposition, de présenter les personnages à travers le dialogue des acteurs. Dans le théâtre épique, les personnages se présentent eux-mêmes au public, leurs noms pouvant même être projetés sur un écran. Un récitant est là pour commenter perpétuellement l’action, la juger. À la différence des théâtres orientaux où c’est toujours le même personnage qui joue le rôle de récitant, sans participer à l’action, n’importe quel acteur peut momentanément quitter son rôle pour être récitant. Il arrive que ce récitant décrive, à certains moments, les pensées et les mobiles des personnages : c’est là un procédé d’éloignement qui tend à sauvegarder la liberté de réflexion du spectateur. Il peut parfois anticiper et informer le public du dénouement. Grâce à cette prolepse, le spectateur, débarrassé des inquiétudes qui concernent le devenir des héros, a l’esprit libre pour juger le déroulement de l’action.

Définition

On pense parfois que le « théâtre épique » ne concerne que les grands drames historiques. Bien sûr, en tant que marxiste, Brecht s'intéressait à l'histoire, et ses pièces décrivent souvent de longues périodes de temps et se réfèrent à des événements historiques réels. Mais le terme « théâtre épique » désigne avant tout une technique plutôt qu’un genre. Des pièces comme La Mère et La Résistible Ascension d’Arturo Ui sont tout aussi « épiques » que Mère Courage, Galilée ou Le Cercle de craie caucasien.

Brecht a tenté de définir le « théâtre épique » à de nombreuses reprises. Voici une de ses définitions les plus claires :

« Le théâtre épique s’intéresse principalement aux attitudes que les individus adoptent les uns envers les autres, surtout lorsqu’elles ont une signification sociale ou historique. Il met en scène des situations où ces attitudes révèlent les lois sociales sous-jacentes... Le théâtre épique a donc un objectif pratique. Il montre que le comportement humain peut changer : l’homme est influencé par des facteurs politiques et économiques, mais il est également capable de les modifier. »

Le théâtre épique intègre des éléments contradictoires, qu’il s’agisse de théâtre classique, de culture populaire, de photomontages ou du dadaïsme. Brecht reconnaît ses multiples sources d’inspiration :

« Stylistiquement parlant, il n’y a rien de nouveau dans le théâtre épique. Son caractère explicatif et son accent sur la virtuosité le rapprochent du théâtre asiatique ancien. On trouve des tendances didactiques dans les mystères médiévaux, le théâtre espagnol classique, et même le théâtre des jésuites. Ces formes théâtrales correspondaient à des courants de leur époque et ont disparu avec eux. »

L’une des grandes réussites de Brecht est d’avoir emprunté à toutes ces traditions pour développer une technique théâtrale radicalement nouvelle.

Walter Benjamin donne une définition utile du « théâtre épique » :

« Contrairement au théâtre aristotélicien, le théâtre épique avance par à-coups, comme les images d’une bande de film. Sa forme de base repose sur l’impact puissant de situations distinctes et séparées. Les chansons, les légendes sur le décor et les conventions gestuelles des acteurs servent à isoler chaque situation. Cela crée des distances qui, dans l’ensemble, empêchent l’illusion pour le public. Ces distances ont pour but d’amener les spectateurs à adopter une attitude critique, à réfléchir. »

Brecht différencie clairement le « théâtre épique » du théâtre conventionnel :

  • Le spectateur du théâtre conventionnel pense : « Oui, je me reconnais — c’est naturel — ça ne changera jamais — Les souffrances de cet homme m’émeuvent, car elles sont inévitables. »
  • Le spectateur du théâtre épique pense : « Je n’aurais jamais imaginé cela — Ce n’est pas normal — Cela doit changer — Les souffrances de cet homme m’émeuvent, car elles sont inutiles. »

Brecht rejette l’idée que le théâtre épique serait dépourvu d’émotion :

« L’essentiel est qu’il s’adresse moins aux sentiments qu’à la raison du spectateur. Au lieu de partager une expérience, le spectateur doit réfléchir. Cela ne signifie pas pour autant que ce théâtre manque d’émotion, tout comme on ne peut dire que la science moderne en est dépourvue. »

Pour illustrer cela, Brecht prend l’exemple d’une scène de rue où deux personnes donnent des versions différentes d’un accident. Ces témoins donnent des versions différentes de l'événement en fonction de leur point de vue, de leur place dans la scène, et de leurs interprétations. En présentant un accident à travers des points de vue divergents, Brecht montre comment une même situation peut être perçue différemment selon les observateurs. Cela illustre son intention de transformer le spectateur en analyste, en acteur de réflexion, plutôt qu’en simple consommateur d’émotions. Cette situation, selon lui, contient les éléments de base du théâtre épique : elle pousse le public à analyser les faits plutôt qu’à s’identifier aux personnages.

Lorsqu’on travaille dans une perspective brechtienne, il faut faire tout ce qui est possible pour mettre en lumière ces contradictions délibérées et soigneusement construites, où qu’elles se trouvent.

 

Une nouvelle forme pour de nouvelles réalités

Tout au long de sa vie, Brecht a soutenu que le caractère déroutant et désordonné de la vie moderne nécessitait une nouvelle approche artistique. En défendant ses innovations contre les accusations de « formalisme », Brecht a clairement affirmé qu'il cherchait simplement à développer une forme théâtrale adaptée aux nouvelles réalités :

« La première chose est donc de comprendre les nouveaux sujets ; la deuxième, de modeler les nouvelles relations. La raison : l'art suit la réalité. Un exemple : l'extraction et le raffinage de l'essence représentent un nouveau complexe de sujets, et lorsqu'on les étudie attentivement, on est frappé par des formes de relations humaines tout à fait nouvelles. On observe un mode de comportement particulier, à la fois chez l'individu et dans la masse, clairement propre au complexe pétrolier. Mais ce n'est pas ce nouveau mode de comportement qui a créé cette manière particulière de raffiner le pétrole. Le complexe pétrolier est venu en premier, et les nouvelles relations sont secondaires... Le pétrole résiste à la forme en cinq actes ; les catastrophes d'aujourd'hui ne progressent pas en ligne droite mais en crises cycliques ; les “héros” changent avec les différentes phases, etc. Il est impossible d'expliquer un personnage ou une action d'aujourd'hui par des motifs qui auraient été valables au temps de nos pères. »

Le point essentiel est que, pour Brecht, les innovations formelles sont le résultat direct des nouvelles réalités, et non l'inverse. D'où l'importance d'une compréhension du contexte social et politique dans lequel Brecht travaillait, ce qui est évidemment crucial pour comprendre le « théâtre épique ».

Pour résumer : dans le « théâtre épique », les histoires sont racontées à travers une mosaïque de scènes contrastées, dont le contenu, le style et l'approche sont délibérément incongrus. Les interruptions sont encouragées, le texte est opposé à l'action, la musique est introduite, le décor est simplifié, et des scènes sans lien évident se succèdent. Une nouvelle unité artistique émerge alors. En exposant le public à une large gamme d’éléments contradictoires, Brecht espérait qu’il réfléchirait de manière indépendante et tirerait ses propres conclusions. Ainsi, le « théâtre épique » n'est rien d'autre que la dialectique mise en pratique.

 


Une dramaturgie de la fragmentation

 

Alors que l’action progresse de façon permanente dans le théâtre d’illusion, elle est fragmentée dans le théâtre épique.

La structure de Mère Courage (1939) est dominée par un principe d’alternance. Un groupe de scènes montre comment Courage perd ses enfants, tandis que les autres scènes, plus courtes, la présentent dans ses activités de commerçante. Cette opposition, contenue dans le titre, souligne l’incompatibilité entre amour maternel et désir de profit, tout en insérant l’histoire de Courage dans une « Chronique de la guerre de trente ans ». Par conséquent, plusieurs événements ont rapport avec la guerre, et possédant une certaine autonomie par rapport à l’histoire de Courage, (les recruteurs, les prostituées, etc.), viennent interrompre l’action principale qui, dans son agencement, est atomisée. La séquence — qui peut être parlée, pantomimique, ou à la fois parlée et pantomimique — devient unité de signification. La scène, qui constitue une unité dans le théâtre d’illusion, n’est ici qu’une juxtaposition de séquences. Tantôt les séquences se succèdent rapidement dans un même lieu, tantôt elles sont concomitantes et deux lieux différents sont représentés simultanément. Brecht retrouve là l’esthétique médiévale ou élisabéthaine. Un jeu de correspondance entre les séquences, dans lequel se fait sentir l’influence du cinéma, invite le spectateur à bâtir sa compréhension de la pièce en confrontant certaines séquences.

 

À cette fragmentation de l’action correspond celle du langage dramatique. Les songs, passages versifiés et chantés, dotés d’un refrain et divisés en strophes, créent une rupture formelle par rapport aux scènes en prose destinées à être récitées, en même temps qu’une rupture dramatique car,introduisant une pause lyrique qui tient lieu de discours commentatif, ils interrompent l’action. De plus, la liaison entre le song et l’action repose souvent sur un effet de contraste. Dans Mère Courage, le cynisme joyeux du song de la scène 1, est démenti par le premier échec de Courage, puisque son fils lui échappe. Les songs, comme les autres éléments du spectacle, font appel, chez le spectateur, à une faculté de rapprochement. Cette discontinuité du langage tend à éviter l’identification du spectateur.

 

Le décor, qui ne vise pas à créer une illusion de réalité, est également, dans sa discontinuité, un élément de distanciation.

 


La narration

 

Brecht révolutionne le théâtre en introduisant le narratif dans le dramatique, rompant avec des siècles de séparation entre les genres. Cette approche inspire l'écriture dramatique moderne, qui mélange récit et dialogue, sans aller jusqu'à une narration pure dans son théâtre. Brecht s'inspire de Platon, où l'épopée combine dialogue et description. et élargit la narration à la mise en scène: c’est la scène entière qui se met à « raconter ». Comme chez Craig ou Artaud, il y a chez Brecht l’idée d’un langage physique, concret, de la scène, où tous les éléments du spectacle deviennent des signes, où ils sont tous les éléments d’un vaste récit.

 


Le spectateur

 

L’autre pôle du théâtre épique est constitué par le spectateur. Tout dans la pensée brechtienne est conçu pour lui, en fonction de lui. Pour Brecht, « un théâtre sans contact avec le public est un non-sens ». C’est de lui qu’il faut faire un observateur, c’est son activité intellectuelle qu’il faut éveiller. Il faut l’obliger à prendre des décisions, le placer devant quelque chose, le faire étudier, lui faire éprouver des sentiments qui deviennent des connaissances, le passionner pour le déroulement, faire appel à sa raison. Tout cela en opposition avec le spectateur aristotélicien, qui lui est impliqué, épuisé, affecté, plongé dans, à l’intérieur de, passionné par le dénouement, voué au sentiment...

Un second schéma, très connu lui aussi, vient d’ailleurs compléter le premier, qui précise les différences entre spectateur aristotélicien et spectateur non aristotélicien :

« Le spectateur du théâtre dramatique dit : Oui, cela, je l’ai éprouvé, moi aussi. – C’est ainsi que je suis. – C’est chose bien naturelle. – Il en sera toujours ainsi. – La douleur de cet être me bouleverse parce qu’il n’y a pas d’issue pour lui. –

C’est là du grand art : tout se comprend tout seul. – Je pleure avec celui qui pleure, je ris avec celui qui rit.

Le spectateur du théâtre épique dit : Je n’aurais jamais imaginé une chose pareille. – On n’a pas le droit d’agir ainsi. – Voilà qui est insolite, c’est à n’en pas croire ses yeux. – Il faut que cela cesse. – La douleur de cet être me bouleverse parce qu’il y aurait tout de même une issue pour lui. – C’est là du grand art : rien ne se comprend tout seul. – Je ris de celui qui pleure, je pleure sur celui qui rit. »

Derrière ce schéma, il y a les propres expériences de spectateur de Brecht qui, dès le début des années vingt, admire par exemple Chaplin pour son « art entièrement pur », qui provoque le rire du public alors qu’il est « d’un sérieux mortel »

D’une part, le spectateur du sketch réagit a contrario des émotions qui lui sont montrées, comme le veut le théâtre épique. De l’autre, le jeu de l’acteur présente une série de décalages et de contradictions qui annoncent les techniques épiques. Il est à la fois totalement bouleversant et mortellement drôle. Il raconte une situation terriblement triste, mais avec une gestuelle tellement insolite  qu’il provoque le rire au lieu des larmes, empêchant l’identification du spectateur. Ce sont là en germe les principales caractéristiques de la distanciation, notion clé de la dramaturgie brechtienne, qui caractérise à la fois les processus et l’effet du théâtre épique, et qui s’oppose directement à l’identification aristotélicienne. Comme Brecht l’écrira ensuite : « Étranger à la tradition théâtrale, Chaplin, l’ancien clown, avait élaboré une nouvelle forme de figuration de comportements humains. »

 


Les formes dramatiques et épiques

 

Ce tableau (voir ci-dessous) qui, pour des raisons de pédagogie et de clarté polémique, peut paraître schématique et manichéen, mettant dans un strict rapport d’opposition d’un côté les principes dramatiques, de l’autre les principes épiques, ne souligne cependant pas, comme le notifie son auteur, « des oppositions absolues, mais simplement des déplacements d’accents ». C’est ainsi, précise Brecht, « qu’à l’intérieur d’une représentation destinée à informer le public, on peut faire appel soit à la suggestion affective, soit à la persuasion purement rationnelle ». D’emblée, Brecht prévient ainsi, par une petite note, les critiques souvent faites au théâtre épique, considéré comme monolithique : sévère et abstrait, froid et rationnel, pour tout dire ennuyeux. C’est ainsi qu’une « opinion très répandue veut qu’il y ait une énorme différence entre le fait d’apprendre et le fait de s’amuser. Il se peut que l’étude soit utile, mais seul l’amusement est agréable. Il nous faut donc défendre le théâtre épique contre la suspicion où il est tenu de ne pouvoir être qu’une chose extrêmement désagréable, morne et même épuisante. » D’une part, « il n’est pas indispensable de faire de la contradiction entre le fait d’apprendre et le fait de s’amuser une nécessité naturelle », de l’autre, « même lorsqu’il est didactique, le théâtre demeure théâtre, et s’il s’agit d’un bon théâtre, il est amusant». Tout au long de ses écrits théoriques, Brecht, reprenant en cela l’ancien principe horacien de l’utile dulci, ne cesse pas de définir quelles sont pour lui « les deux fonctions du théâtre : divertir et instruire », et d’affirmer que « depuis toujours, l’affaire du théâtre, comme d’ailleurs de tous les autres arts, est de divertir les gens ».

 


Le jeu de l'acteur

 


La scène brechtienne

 

Le décor et la salle

Produire l'« effet de distanciation » sur le public nécessite plus qu'une simple approche du jeu théâtral. Cela touche tous les aspects de la production physique :

Le décor et la salle doivent être débarrassés de tout ce qui est « magique » et aucune « tension hypnotique » ne doit être installée. Cela excluait toute tentative de faire en sorte que la scène évoque l’ambiance d’un lieu particulier ou de créer une atmosphère en ralentissant le tempo de la conversation. Le public n’était pas « stimulé » par une démonstration de tempérament ou « emporté » par un jeu marqué par des muscles tendus ; en bref, aucune tentative n’était faite pour le plonger dans une transe et lui donner l’illusion de regarder un événement ordinaire non répété.

Brecht soulignait l'importance de maintenir une conscience continue du public (fondamentale dans le jeu shakespearien) et la valeur de l’adresse directe :

Il est bien sûr nécessaire d’abandonner l’idée qu’il y ait un quatrième mur séparant le public de la scène, et l’illusion qui en découle que l’action se déroule dans la réalité et sans public. Dès lors, il est possible pour l’acteur, en principe, de s’adresser directement au public.

Le décor, qui ne vise pas à créer une illusion de réalité, est également, dans sa discontinuité, un élément de distanciation.

« Aujourd’hui, écrit Brecht dans Sur le déclin du vieux théâtre (1924-1928), il importe davantage que les décors disent au spectateur qu’il est au théâtre plutôt que de lui suggérer qu’il se trouve, par exemple, en Aulide. Le théâtre doit, en tant que théâtre, acquérir cette réalité fascinante (qu’) a le Palais des sports quand on y boxe. Le mieux est de montrer la machinerie, palans et cintres. Il faut des décors qui, s’ils représentent par exemple une ville, donnent l’impression d’une ville construite seulement pour durer deux heures.

 

Utilisation de la vidéo

Brecht recourt à des procédés qu’il a découverts chez Piscator. Ce dernier a introduit notamment le cinéma dans le décor de théâtre, distinguant « le film dramatique » et le « film de commentaire » qu’il compare au chœur antique. Il les définit ainsi, dans Le Théâtre politique : « Le film dramatique intervient dans le déroulement de l’action. Il se substitue à la scène parlée. Là où le théâtre perd du temps en explications et dialogues, le film éclaire la situation par quelques images rapides. Juste le minimum nécessaire (…). Le film de commentaire accompagne l’action à la manière d’un chœur. Il s’adresse directement au spectateur, l’interpelle. (…) Le film de commentaire attire l’attention du spectateur sur les tournants importants de l’action. (…) Il critique, accuse, précise les dates importantes, fait parfois de la propagande directe. » Brecht prône, sur son exemple, l’utilisation de projections cinématographiques : le metteur en scène peut faire apparaître, sur le fond de la scène, des documents, des pièces d’archives, des statistiques, ajouter ou retrancher, comme dans la technique des collages. Le cinéma doit être utilisé comme une succession de tableaux. Il joue le rôle d’un « chœur optique », car « il peut confirmer ce qui est présenté par l’action, ou réfuter, rappeler à la mémoire ou prophétiser. Il est à même de reprendre le rôle joué jadis par les apparitions d’esprit », écrit Brecht, dans Sur une dramaturgie non aristotélicienne.

 

Critique de l'Opéra et rôle de la musique

C’est envers l’opéra, et particulièrement envers le drame wagnérien, que la critique de Brecht est la plus mordante, car l’illusion y est à son comble. Brecht se rend compte que l’émotion du spectateur est plus forte à l’opéra où la musique est plus envoûtante qu’au théâtre. Sa rencontre avec le musicien Kurt Weill (1900-1950), résolument antiwagnérien, est déterminante. Kurt Weill, poussé par un désir de réforme démocratique, assigne une fonction sociale à l’opéra, qui ne sera plus réservé aux classes privilégiées. C’est en collaboration avec lui que Brecht écrit ses opéras épiques où les leitmotive sont abandonnés au profit des songs. La musique doit servir de contrepoint parodique au texte, comme l’explique Brecht dans Sur l’architecture scénique et la musique au théâtre épique (1935-1942). À l’inverse de ce qui se passe dans l’opéra wagnérien où la fosse d’orchestre est soigneusement dérobée aux regards, l’orchestre doit être nettement visible par le spectateur, afin de souligner la fiction. Désireux tous deux de briser la partition esthétique traditionnelle entre les arts nobles que sont le théâtre et l’opéra et les arts mineurs que sont le cirque, les variétés, le cabaret, ils écrivent ensemble, en 1926, Royal Palace, opéra qui ouvre la voie de la « nouvelle objectivité », dans lequel se mêlent musique populaire, saxophone, rythmes de fox-trot. Dans ses deux grands opéras qui constituent selon lui « les premiers essais de mise en pratique du théâtre épique », L’Opéra de quat’sous (1928) et Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny (1930), Brecht remet en question l’attente du spectateur d’opéra, ce qu’il appelle le « déraisonnable, l’irréel et le manque de sérieux », dans ses Notes sur l’opéra : Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny. L’Opéra de quat’sous n’est pas seulement une parodie de l’opérette, c’est un essai pour analyser le concept d’opéra au cours d’une soirée théâtrale, pour faire prendre conscience au spectateur de ce qu’il vient confusément chercher. Brecht veut nous faire découvrir que l’invraisemblance y est source de plaisir. Le dernier « Finale à trois », où l’envoyé du roi sauve la situation en apportant l’ordre de gracier Mac Heath, n’est pas seulement une parodie de l’intervention du deus ex machina dans le dénouement, c’est surtout la dénonciation d’un art dont la condition même est l’incohérence, dans la mesure où le spectateur prend plaisir à des situations indéfendables. 


Les héritiers de Brecht

 

Donnant une place nouvelle au spectateur dans le spectacle, Brecht est le fondateur du théâtre populaire que Jean Vilar, dans les années 50, rêvera de créer en france.

« Pour Brecht, écrit Roland Barthes dans ses Essais critiques (Seuil 1964), la scène raconte, la salle juge, la scène est épique, la salle est tragique. Or c’est cela, la définition même du grand théâtre populaire. »

Beaucoup d’auteurs dramatiques français, qui se réclament explicitement de Brecht, créent, après la guerre, un théâtre engagé. Gatti, Césaire, Yacine, Planchon, traitent, dans leurs pièces, d’événements politiques contemporains.

 

Le théâtre d’Armand Gatti (né en 1924) se fait l’écho de son expérience des camps de concentration (L’Enfant rat). Ce fils d’émigrés italiens prend parti avec virulence contre le fascisme (La Passion du Général Franco), la bombe atomique (La Cigogne), la guerre du Vietnam (V. comme Vietnam).

Aimé Césaire (né en 1913), poète martiniquais de langue française, apparaît, dans toute son œuvre, comme le chantre de la négritude. Ce militant politique stigmatise, dès sa première pièce, Et les chiens se taisaient (1956), la colonisation. La même problématique se continue, sous un mode plus ample encore, dans La Tragédie du roi Christophe (1964), dans Une saison au Congo (pièce sur l’assassinat de Patrice Lumumba, président du Zaïre) et dans Une Tempête.

Kateb Yacine (1929-1989) écrit en français un hymne à l’Algérie et à la révolution algérienne, dans des pièces comme Le Cadavre encerclé (1958), Les Ancêtres redoublent de férocité, (1967).

Tandis que Gatti, Césaire, Yacine, traitent dans leurs pièces d’événements politiques contemporains, Roger Planchon (né en 1931) recourt, dans son œuvre dramatique, à l’histoire dont il se sert comme d’une médiation pour aborder les problèmes de notre temps sous un mode stylisé. À l’instar de Brecht, dont il se réclame, il la traite comme une chronique. Dans Bleus, Blancs, Rouges ou Les Libertins (1967), il met en scène des provinciaux plongés dans la tourmente de la Révolution, dans Le Radeau de la Méduse (1993) des jeunes gens dont les idéaux se sont effondrés à la suite de l’échec de Napoléon et du retour de la monarchie. Il peint le drame des guerres de religion tant chez les catholiques que chez les protestants dans Le Vieil Hiver et dans Fragile Forêt (1991). Dans chacune de ces pièces, de l’agencement des séquences du drame naît une analyse des événements passés qui amène le spectateur à méditer sur la situation politico-sociale actuelle. Après 1968, les auteurs dramatiques inscrivent le politique dans l’univers quotidien.

Planchon révèle Michel Vinaver (né en 1927) au public, en 1956, avec Aujourd’hui ou les Coréens. L’argument de la pièce, c’est la rencontre prosaïque d’un soldat français blessé appartenant aux forces de l’ONU et d’une jeune Coréenne dans une Corée dévastée par la guerre. Les grands succès de Vinaver seront en 1960, Iphigénie Hôtel, pièce qui a pour toile de fond la guerre d’Algérie, et en 1980, Les Travaux et les jours. L’action de cette pièce se passe dans le local du service après-vente d’une fabrique de moulins à café où se trouvent le chef de service, un ouvrier et trois secrétaires qui répondent aux appels téléphoniques des clients, tout en bavardant entre elles, ce qui donne au dialogue un aspect décousu.

 Jean-Claude Grumberg, né en 1939, se situe dans cette voie. L’Atelier, créé à l’Odéon en 1979, représente la vie d’un petit atelier de confection entre 1945 et 1952 où un certain nombre de personnages essaient de revivre, après le traumatisme des camps de concentration. Dans cette pièce résolument naturaliste, les actrices qui jouent les couturières cousent réellement des vêtements que le spectateur voit se réaliser.

C’est dans la double mouvance du théâtre politique et du théâtre quotidien qu’apparaît la création collective.

 Le mouvement de contestation de mai 68, libertaire dans ses idéaux, voudrait instaurer des relations nouvelles avec les individus, expérimentées par certains dans la vie en communauté, et, en matière théâtrale, dans la création collective. Outre leur désir d’échapper au répertoire, jugé contraignant, ces artistes veulent trouver une liberté dans une œuvre qui soit le fruit de la voix collective et ne plus dissocier texte et jeu scénique. La notion de texte écrit tend alors à être remise en question. Cette création s’opère le plus souvent à partir d’une série d’improvisations sur le plateau, parfois à partir de l’adaptation de textes narratifs.

C’est de ce rêve que naît le Théâtre du Soleil, sous la direction d’Ariane Mnouchkine. Elle fonde la compagnie en 1964, à partir d’un groupe estudiantin, sur le modèle du Berliner Ensemble de Brecht, c’est-à-dire en coopérative. Dès 1969, avec Les Clowns, elle crée ses propres textes dramatiques. Chacun des acteurs participe tant à l’élaboration du texte qu’à la mise en scène. 1789 (créé en 1970), 1792 et L’Âge d’or représentent le triomphe de la création collective. Dans ce cycle de deux pièces sur la Révolution française, Mnouchkine veut mettre en scène le peuple, et dans L’Âge d’or son équivalent contemporain, Abdallah, le travailleur immigré. À propos de L’Âge d’or, elle déclare, au nom de toute la troupe : « La réalité sociale de 1975 nous apparaît comme une mosaïque d’univers inégaux et imperméables les uns aux autres, dont on nous cache le fonctionnement. Pour la raconter, tenter d’en faire comprendre les ressorts, nous choisissons de la recréer par les moyens du théâtre. Nous voulons montrer la farce de notre monde, créer une fête sereine et violente en réinventant les principes de théâtres populaires traditionnels. (…) Nous désirons un théâtre en prise directe sur la réalité sociale, qui ne soit pas un simple constat, mais un encouragement à changer les conditions dans lesquelles nous vivons. Nous voulons raconter notre Histoire pour la faire avancer si tel peut être le rôle du théâtre. »

 

 L’influence de Brecht est plus forte encore sur les auteurs dramatiques allemands, suisses ou autrichiens. Max Frisch (1911-1991), suisse allemand, écrit, à l’instar de Brecht, des pièces paraboles comme Andorra (1961), œuvre qui dénonce viscéralement l’antisémitisme. Peter Weiss (1916-1982), juif allemand exilé en Suède, écrit L’Instruction (1965), pièce sur les camps de concentration. Friedrich Dürrenmatt (1921-1990), qui s’est brillamment expliqué sur ses conceptions de la scène dans ses Écrits sur le théâtre (1970), est fortement marqué lui aussi par Brecht, dans toute la satire qu’il brosse de la société contemporaine. La Visite de la vieille dame (1956) a assuré sa célébrité dans le monde entier. Le théâtre de l’Autrichien Thomas Bernhard (1931-1989), fortement politique, se situe lui aussi dans la mouvance brechtienne, avec des pièces comme Avant la retraite (1979), tout comme celui de l’Allemand Heiner Müller (1929-1995) qui aborde dans bon nombre de ses pièces les problèmes économiques et sociaux de l’Allemagne de l’Est, comme dans Les Paysans et dans Le Chantier, en 1964 par exemple.


Références bibliographiques


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